Angoisses (Tome 2) - Kurt Steiner

Publié le par Léonox

 

Parfois il arrive que la vie s’écoule comme dans un rêve sans début ni fin, comme un long tunnel que l’on arpente sans parvenir à trouver la sortie. Parfois il arrive que l’on perde pied, et que l’on sombre dans un brouillard épais et filandreux. Jusqu’à ce qu’un jour on se réveille avec la conscience aigüe du ici et maintenant. Comme dans un roman de Kurt Steiner. Ici, les premières lueurs du petit matin blafard peinent à percer l’opacité presque concrète d’une nuit qui refuse de laisser sa place. Maintenant, un épais rideau de pluie recouvre ma fenêtre et m’empêche de voir au-dehors. Pour un peu je me demanderais presque si le soleil va finir par se lever et s’il y a vraiment un « dehors »… Pas de doute, l’automne s’installe, Dans un manteau de brume. C’est l’heure des Angoisses.

C’est l’heure où, perdu sur une petite route de campagne, un jeune homme fait du stop sous la pluie. L’heure où, entre chien et loup, finit par s’arrêter un mystérieux automobiliste. S’ensuit un bref trajet le long de routes désertes, durant lequel ce décidément étrange conducteur ne cesse de parler par énigmes. Mais il n’est qu’un passeur, et abandonne bientôt son hôte sur le seuil d’une forêt au fond de laquelle se dresse un inquiétant manoir… Et c’est là que tout bascule. Là où le premier auteur de Fantasy venu peindrait le tableau ô combien original de la belle châtelaine captive secourue opportunément par un guerrier musculeux, Kurt Steiner prend un malin plaisir à subvertir les codes, en plongeant son personnage principal et, partant, ses lecteurs, dans un monde déréglé où l’illusion est la seule règle. Brisant les certitudes comme autant de miroirs dont chaque éclat correspondrait aux sept ans de malheur de rigueur, l’auteur inflige de brusques torsions à un réel en lambeaux. Qui est cette jeune femme ? Pourquoi évoque-t-elle le mystérieux comte de Saint-Germain ? Quel âge a réellement Richard Boisrival ? Et pourquoi diable Kurt Steiner a-t-il intitulé ce roman Lumière de sang ?

Le roman suivant, dont je citais le superbe titre en introduction, se déroule quant à lui dans un petit village isolé le long des côtes normandes. Et l’instituteur a fort à faire pour calmer certains de ces élèves. Non pas que ceux-ci soient spécialement turbulents d’ordinaire, mais comment résister, quand on est un enfant curieux et intrépide, à l’envie de braver ses peurs pour aller mettre un nom sur l’agitation anormale régnant la nuit dans le cimetière ? Las, l’expression « reposer en paix » n’est pas ici de mise, car il s’avère que le passé n’est pas vraiment soldé, et que l’heure est venue de rendre des comptes… Et la brume de s’épaissir à mesure que le mystère s’étend jusqu’à la mer, en prenant possession d’une population effarée. Sans trop lever le voile sur les tenants et les aboutissants de l’intrigue, l’ambiance trouble devrait séduire les amateurs du film Fog, de John Carpenter, jusqu’à un inquiétant final où catholicisme et paganisme se rencontreront, dans un exorcisme qui n’est pas sans rappeler la conclusion de l’incroyable The wicker man, de Robin Hardy.

Autres temps, autres mœurs (quoique…), Mortefontaine – quel titre, là encore ! – met en présence un jeune précepteur et son élève, prénommée Cécile. L’attirance qu’ils éprouvent l’un envers l’autre ne tarde guère à compliquer une relation rendue difficile par leurs milieux sociaux respectifs. Mais ce type de clivage ne suffit pas à l’auteur, qui va instiller dans son récit une solide dose de réminiscences empoisonnées… Là est la marque de Kurt Steiner, qui non content d’interroger la réalité en permanence, prouve sa précarité et son caractère poreux en abolissant la frontière entre passé et présent. Les personnages sont doubles, incertains, et oscillent au gré de vents souvent contraires qui les ballottent tels des fétus de paille. Les Angoisses steineriennes passent les vestiges du romantisme noir à la moulinette des psychoses modernes. Et c’est d’une beauté à couper le souffle, car l’homme possède un style à faire pâlir d’envie bien des écrivains moins « populaires »…

Après avoir souligné l’excellence du premier omnibus, je me répèterai donc sans vergogne, sans regret et sans remords : Rivière Blanche a effectué un acte capital en rééditant ces deux fois trois romans épuisés depuis plusieurs décennies. Qu’on se le dise : il existe un territoire obscur, une lande perdue au bord du monde, entre les contes de Théophile Gautier et les romans d’épouvante de Serge Brussolo. Cet espace hors du temps et hors des sentiers battus est celui de Kurt Steiner. Et je suis intimement convaincu que l’on ne saurait se prétendre amateur de Fantastique si on ne l’a pas arpenté au moins une fois. Alors allez-y, vous n’en reviendrez pas. Peut-être même dans tous les sens du terme…

Le tome 1 a été chroniqué également. Cliquez !

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L
Moi aussi, Fantasio, j'en rêve.<br /> Mais malgré mon insistance, je ne suis pas encore parvenu à convaincre Philippe et Jean-Marc. Avec ton soutien, peut-être que... ?<br /> <br /> Merci de ta visite et de ton commentaire en tout cas.
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F
Oui, Kurt Steiner est un grand de la littérature fantastique française. Ces deux bouquins sont formidables et indispensables. Je rêve d'un "Angoisses 3"
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