Singulier Pluriel - Lucas Moreno

Publié le par Léonox

 

 

 

 

 

Longue vie à la nouvelle chair : Singulier Pluriel, de Lucas Moreno.

 

 

 

 

Il est toujours bon d’aborder un ouvrage sans idée préconçue. C’est même une question d’hygiène. En cette époque fiévreuse croulant sous une information bouillante et frénétique (pourquoi ai-je eu envie d’écrire « bruyante et néphrétique » ?), une telle approche devient d’ailleurs trop rare. Pour peu que l’on soit de surcroît un lecteur avide ayant développé au fil des ans un goût marqué pour certains auteurs productifs et autres éditeurs aux collections généreuses, la tentation du repli et du confort est grande. Or le repli et le confort, c’est mal.

 

Fort de ces saines convictions, j’ai donc pu explorer le recueil de nouvelles de Lucas Moreno comme un territoire a priori vierge, mais dont la véritable nature s’avère a posteriori bien peu effarouchée… Découpé en deux parties – pour faire schématique, la première relève de l’horreur et du bizarre, alors que la seconde arpente les territoires d’une anticipation angoissante –, ce livre est en réalité une collection de textes parus au préalable dans des anthologies publiées chez Malpertuis, Rivière Blanche, ou bien encore Le Belial’. Soit neuf histoires au total, pour autant de promesses d’un Fantastique aussi Singulier que Pluriel…

 

Et des promesses tenues, car l’ouvrage capte aussitôt l’attention du lecteur grâce à son atmosphère pesante. En témoignent les deux premiers récits, aussi radicaux et explicites l’un que l’autre. Singulier Pluriel, non content de donner son titre au recueil, dévoile ainsi certaines des thématiques imprégnant l’univers de Lucas Moreno. Manifestement peu confiant en la nature humaine, l’auteur mêle ici sexe et menace diffuse jusqu’à un épouvantable point de non-retour sacrificiel. Le meilleur’ ville dou monde, tout aussi sombre, permet de visiter un superbe musée des horreurs dont il s’avère, à l’inverse de la formule consacrée, que « toute entrée est définitive »… Très différent de ses prédécesseurs, Shacham traite quant à lui de shamanisme et de réincarnation sous un angle onirique, voire animiste : une franche réussite, pour un voyage à la fois original et inquiétant. Dellamorte dellamore emprunte quant à lui son titre à l’excellent film de Michele Soavi. Un choix audacieux mais judicieux, justifié par le traitement halluciné de ce texte obsessionnel doté d’un final gore du plus bel effet. Enfin, Comme au premier jour révèle grâce à un curieux test de Rorschach faisant le lien entre passé et présent le vrai visage d’un tueur pas comme les autres. Doté d’une oppressante construction en boucle, ce dernier segment offre la conclusion idéale à une première partie que l’on quitte en espérant que ces cauchemars à répétition n’auront pas trop contaminé la réalité…

 

Cette pause n’est cependant qu’une illusion supplémentaire. En effet, ce n’est pas parce que Lucas Moreno couvre L’autre moi d’un vernis technologico-SF que ses préoccupations changent… La quête – et la perte – d’identité continuent à guider sa démarche, avec une belle énergie du désespoir culminant dans l’implacable sentence « Les Terriens étaient voués à l’autoextermination, point barre ». Le récit suivant, nettement moins pessimiste, n’en est pas pour autant rassurant. Demain les eidolies présente en effet un scientifique-gourou, l’un de ses élèves-disciples, et d’étranges sculptures, dont il est bien difficile de dire si elles sont d’essence onirique, scientifique ou… Divine ? Est-ce là ce que l’avenir nous réserve ? Ou y a-t-il encore plus dangereux ? Trouver les mots répondra muettement à ces questions, transformant la colonisation d’une planète inconnue en Survival désespéré, où les chasseurs dégénérés sont victimes d’un mal inattendu. Enfin, PV vient clôturer le recueil en démontrant de manière assez implacable qu’il n’est pas souhaitable de choisir entre un dieu absent et une science omniprésente : si le paradis a été perdu, c’est sans doute pour une bonne raison…

 

En composant un véritable panorama du Fantastique, ces neuf tableaux dégagent le portrait d’un auteur aussi intrigant qu’attachant. Doté d’une plume trempée dans le sang ou dans l’absinthe selon la nature du voyage proposé, Lucas Moreno brouille les cartes du réel avec talent et maîtrise. Singulier pluriel, paru chez l’éditeur suisse Hélice Hélas, est donc un livre qui mérite pleinement son titre, et ce n’est là que la moindre de ses nombreuses qualités. Je ne saurais trop vous engager à le vérifier par vous-mêmes.

 

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