Interview de Artikel Unbekannt par Lester L. Gore
Cet entretien a été réalisé fin 2018, lors de la parution du recueil « Noir sur blanc ». Nous l’avions signalé à l’époque sur notre blog par un article incluant les questions posées et les liens externes permettant d’accéder aux réponses. Cependant, le site qui hébergeait jusqu’ici le contenu source a sombré dans les limbes de l’Internet. « Noir sur blanc » fêtant ce mois-ci son troisième anniversaire, il nous a paru opportun de mettre l’intégralité de cette interview à votre disposition.
Tu as co-dirigé les anthologies Dimension Trash et Dimension Violences, commis un recueil intitulé Noir et Rouge chez Rivière Blanche, tu es l'auteur de Bloodfist aux défuntes Trash éditions. Si je dis que ton œuvre est placée sous le signe du gore et de la barbaque, je me trompe ? Et si oui, pourquoi ce goût de l'horreur sanguinolente ? Et lâche cette tronçonneuse, s'il te plaît, j'ai encore des questions...
Le gore et la barbaque, ouais. Je comprends qu’on puisse penser ça. Surtout si on ajoute à ce pedigree déjà catastrophique les 20 romans que j’ai publiés avec Trash – parmi lesquels Bloodfist, que tu as cité. Après, bon, je ne pense pas qu’on puisse parler d’une « œuvre » pour désigner mes exactions. J’ai déjà un mal de chien à me considérer comme un « auteur », alors… Je dirais plutôt que toute cette affaire se situe quelque part entre une suite d’expérimentations plus ou moins aberrantes et une série d’accidents pas souvent contrôlés. En tout cas, si on s’en tient à ma casquette de scribouillard, c’est sûr que ça me paraît difficile de réfuter la viande. Mais je ne crois pas non plus que ça puisse coller à tout ce que j’ai écrit. C’est justement pour cette raison que j’utilise deux pseudos différents, Artikel Unbekannt pour le Noir et Schweinhund pour le Rouge. En gros. De la même manière (toutes proportions gardées, hein), que le grand Pascal Marignac signait ses Polars Kââ et ses Gore Corsélien. D’où le fait que mon recueil Noir et rouge est divisé en quatre parties distinctes, dont seule la dernière peut être attribuée au Schweinhund. Reste qu’il y a parfois des mélanges sur certains textes, et que divers lecteurs ont dit que Bloodfist s’apparentait à un Thriller… Ce qui n’est sans doute pas faux.
Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, Gore et Trash ne sont pas jumeaux, mais cousins. Il ne s’agissait pas, avec cette collection Trash et l’antho Dimension Trash que tu as citée, de faire du copié-collé. Quant à Dimension Violences, c’est Luna Beretta qui est à l’origine du concept, alors je ne veux pas trop parler en son nom. Mais je dirais qu’on retrouve un peu la même différence entre Gore et Trash qu’entre Violences et GoreZine, l’autre fanzine de Luna. Tout ça reste assez proche, et peut fusionner dans une joyeuse orgie foutraque à l’occasion, mais il y a des nuances – voire de franches différences. Ceci dit sans vouloir renier en rien mon goût très réel et assumé pour l’horreur qui tache, bien sûr.
Ce qui m’amène à la seconde partie de ta question (je vais faire plus vite, promis). Le « pourquoi ? ». Eh bien si j’étais un tueur en série, ce serait facile. Je te répondrais « Pourquoi pas ? » Ou « Parce que c’est bon. » Seulement voilà. Il se trouve que je ne suis pas un tueur en série. Juste un type qui écrit des histoires en se plaçant parfois de leur point de vue. Et voilà. Je crois que ça tourne autour de ça. Une histoire de point de vue. Parce que c’est la meilleure manière de voir jusqu’où on peut aller trop loin. Et aussi parce que ce genre est un outil adapté à ce que j’écris. En fait, quand on tend vers la radicalité et la confrontation, qu’on s’intéresse au mal et à la déviance, je ne crois pas qu’on puisse faire l’impasse sur l’horreur sanguinolente, comme tu dis. À un moment ou à un autre, on va la rencontrer. Et il s’agira de l’affronter – donc en l’occurrence de savoir la dire. Tu objecteras peut-être qu’on peut aussi être radicalement gentil. Soit. Mais la gentillesse, en littérature, ça ne m’intéresse pas. À l’instar de Gide, je pense qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments.
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Tu es aussi directeur d’ouvrages chez Rivière Blanche, et tu as travaillé avec un certain nombre d’auteurs. N'est-ce pas un peu frustrant quand on est soi-même auteur de faire publier les autres, ou bien la fonction d'accoucheur de talents t'apporte-t-elle des munitions pour tes propres productions ?
C’est vrai qu’entre Trash et Rivière Blanche, j’ai publié ou fait publier 31 bouquins. Ça commence à faire du monde. Alors non, ce n’est pas frustrant (enfin, hormis dans certains cas). Au contraire, je trouve ça incroyablement gratifiant. Pour ne donner que quelques exemples : je suis très fier et très heureux, pour tout un ensemble de raisons, d’avoir dirigé les deux tomes de Corps et liens, chez Rivière Blanche. Ce qui est frustrant, c’est que malgré la rareté et la qualité des six romans réédités dans ces deux volumes, les lecteurs n’ont pas été au rendez-vous. Par ailleurs, je disais il y a quelques années que mes deux auteurs français en activité préférés étaient Justine Niogret et Christophe Siébert. Or j’ai eu la chance de travailler avec chacun d’entre eux. Et puis, il y a aussi le cas de Dola Rosselet, assez particulier à divers titres. Sans oublier celui d’un certain Serge Rollet, je crois que tu connais…
Là où ça s’assombrit un peu, c’est quand tu constates qu’en dépit du temps, de l’énergie (voire de l’argent, dans le cas de Trash) que tu consacres à des bouquins, donc à leurs auteurs, parfois au détriment de ta propre production, il n’existe dans la plupart des cas aucune espèce de réciprocité. C’est le règne du chacun pour soi, ce qui n’est finalement pas si étonnant dans un (tout petit) milieu où il y a autant d’auteurs – réels ou autoproclamés – que de lecteurs. Je ne veux pas donner l’impression de cracher dans la soupe ni de me montrer amer, mais c’est une réalité, et j’aime pas beaucoup la langue de bois. Mais je reviendrai sur ce sujet en répondant à ta prochaine question.
Quant à ce que je retire de tout ça, une phrase de Kriss Vilà m’avait beaucoup frappé. Alors qu’on travaillait sur son terrifiant MurderProd et que je me montrais un peu navré de ne servir à rien tant le texte était propre, Kriss a eu ces mots : « Je fais le désespoir de mes correcteurs ». Depuis lors, j’essaie de m’inspirer de son exemple. Et je pense qu’à force de lire, de relire et de corriger autrui, j’arrive aujourd’hui à proposer des copies de mon cru plutôt propres sur la forme (le fond étant toujours, par définition, discutable). D’une façon générale, je dirais que le fait de travailler avec d’autres auteurs et autrices est toujours enrichissant. Car il s’agit bel et bien d’un échange, et je considère que j’ai toujours moi-même beaucoup à apprendre. Ne serait-ce que parce que la perfection n’existe pas.
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Tu as fait paraître plusieurs recueils de nouvelles chez Rivière Blanche. Or, la nouvelle se vend très peu, en France du moins. Tous les acteurs du monde du livre clament que le grand public veut de la « saga » au kilomètre, et les meilleures ventes concernent les cycles à rallonge, comme ces histoires de petits sorciers qui jouent du balai sur un trône de fer. Crois-tu qu'il existe encore des niches écologiques pour les amateurs de récits courts, ou bien ceux-ci sont-ils condamnés, comme les pandas, à s'éteindre lentement en tirant sur le bambou ?
C’est vrai que c’est très compliqué, pour les recueils de nouvelles. Alors que les « gros » éditeurs n’en publient plus du tout, au prétexte que « ça ne se vend pas », on n’a jamais vu autant de micro-éditeurs, d’associations et de fanéditeurs lancer des appels à textes pour des anthologies. Ҫa peut sembler paradoxal, mais ça permet à pas mal de minuscules structures de se faire connaître. Et comme à la sortie, il y a beaucoup d’auteurs au sommaire, ça fait un minimum de ventes assurées, grâce aux amis proches, à la famille et aux auteurs eux-mêmes, qui achètent souvent des exemplaires à tarif préférentiel pour les revendre en direct. Donc il ne faut surtout pas se leurrer : si on trouve davantage d’anthologies que de recueils d’un seul auteur en circulation, c’est uniquement pour ces raisons-là.
Mais ta question portait sur les recueils. Leur situation est donc difficile. Je ne sais pas si c’est l’œuf ou la poule, l’offre ou la demande, mais il est vrai qu’aujourd’hui, le lectorat se tourne massivement vers des « sagas » en 27 tomes. Moi j’ai horreur de ça, que ce soit en tant que lecteur, auteur ou éditeur. Donc je continue à défendre la nouvelle, parce qu’il s’agit à mes yeux d’une forme d’expression très exigeante, qui ne pardonne rien. Plus le texte est court, plus il doit être impeccable. Et puis (là, je parle davantage en tant qu’auteur), sur un format court, on peut faire toutes sortes d’expériences de fond et de forme. Sur du long, c’est plus compliqué, parce que ça peut devenir lassant pour le lecteur.
En ce qui concerne le format court en général, j’avais fait il y a quelques années le constat suivant : il y a autant d’auteurs que de lecteurs, mais comme le gâteau ne grossit pas, les parts diminuent. Au point qu’il ne reste que des miettes à se partager – ou pas. Aujourd’hui, ce constat s’applique aussi au roman. Comme me le disait récemment en privé un auteur que j’apprécie beaucoup : « Aujourd’hui, la SFFF, dans la petite et microédition, ce sont les auteurs qui s’achètent leurs livres entre eux, non ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Oui, dans le meilleur des cas » (voir réponses précédentes). Pour autant, les niches existent bel et bien. Et nous sommes on ne peut mieux placés pour le savoir, car notre éditeur en est une. Philippe Ward et Jean-Marc Lofficier apprécient beaucoup les nouvelles, et comme la formule Rivière Blanche n’est pour ainsi dire assujettie à aucune logique économique, ils continuent à en publier. L’extinction n’est donc pas pour demain, mais il ne faut pas se voiler la face : une niche, l’idéal, c’est de finir par en sortir. Parce que c’est quand même un peu étroit. Or en l’état, je ne vois pas trop de perspectives pour la nouvelle. Ce qui est quand même incroyable, quand on pense que Poe et Lovecraft n’ont jamais écrit qu’un roman chacun. Autres temps, autres mœurs…
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Et quelle est ton opinion envers l'auto-édition, le compte d'auteur, qui ne se sont jamais mieux portés ?
Vaste sujet, plus compliqué qu’il n’y paraît. En tout cas pour ce qui est de l’auto-édition, parce que le compte d’auteur, on va tout de suite balancer cette saloperie à la poubelle, si tu n’y vois pas d’inconvénient. Les gens qui font ça sont des voleurs et leur place est en prison. Quant à l’auto-édition, il y en a de plusieurs sortes, et je pense qu’il serait regrettable de jeter le bébé avec l’eau du bain. Évidemment, la lie, c’est les petits génies autoproclamés tout juste post-pubères qui, sans jamais avoir été publiés nulle part, vont balancer sur KDP un fichier numérique pourri de fautes orné d’une couve dégueulasse trafiquée avec Paint. Tata Josette et tonton Dédé trouvent leurs bouquins « parfaits », et leurs copains auto-édités en pensent aussi le plus grand bien (moyennant cependant un commentaire positif au sujet de leurs « œuvres » en retour). Bon, pour eux, leur cause est entendue, je crois.
Mais il n’y a pas que ça. Nombreux sont en effet les éditeurs dont le catalogue comporte des titres écrits par les personnes qui ont fondé la structure. Le Carnoplaste et Trash ont commencé de cette façon (même si Pestilence et Bloodfist ont en réalité été validés et dirigés par Robert Darvel). D’autre part, on trouve des livres de Patrick Eris chez Malpertuis, d’André-François Ruaud chez Les Moutons Électriques, de Philippe Ward et Jean-Marc Lofficier chez Rivière Blanche, etc. Est-ce un problème ? Est-ce encore de l’auto-édition ? Deux fois non. Tout simplement parce que ces auteurs sont publiés ailleurs, et que leurs maisons d’édition ne sont pas des prétextes pour faire de l’auto-édition déguisée. De toute façon, (sans parler de Trash, bien entendu), la longévité des structures citées en exemple et la richesse de leurs catalogues respectifs témoignent assez de leur exigence et de leur sérieux.
Par ailleurs, il y a aussi les projets « impubliables », aussi obscurs que passionnants, engagés par des auteurs multi-publiés. Je pense en particulier à l’incroyable étude sur les éditions du Scorpion portée par François Darnaudet sur Amazon. Et que dire de la démarche de ma complice Luna Beretta, qui a opté pour la forme du fanzine, souple, directe et peu onéreuse, afin de commencer à diffuser ses nouvelles ? Aujourd’hui, Luna publie dans Violences des auteurs confirmés et primés comme Raphaël Eymery, Christophe Siébert ou David Coulon, et ses propres textes paraissent aussi dans des revues ou chez d’autres éditeurs. Tout ça pour dire que je n’ai pas d’avis général sur la question. S’il me semble évident qu’Amazon est le Diable, et a permis avec KDP un effroyable nivellement vers le bas (pléonasme), force est de constater que même le Serpent abrite en son sein des cas particuliers. Pour le reste, je dirais qu’a priori et à titre personnel, je suis plutôt hostile à l’auto-édition (ou édition de complaisance, copinage et compagnie). Mais j’admets qu’il peut y avoir des exceptions.
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Ton petit dernier, Noir sur Blanc, est une compilation de préfaces, d'avant-propos et de critiques sur des livres que tu as aimés et publiés. Est-ce aussi une façon de démontrer la nécessité du travail éditorial à une époque où l'édition traditionnelle est bouleversée par de nouvelles méthodes ?
C’est difficile pour moi de parler de ce bouquin. Justement parce que dans mon esprit c’est plutôt lui qui est censé parler de moi. Donc cette fois ma réponse sera plus brève. Noir sur blanc, c’est un peu le complément de Noir et rouge. En tout cas, il provient de la même envie : celle de faire le point en rangeant ma chambre (en réunissant des écrits pour la plupart publiés à droite à gauche). À l’origine, je n’entendais donc rien démontrer de spécial : je voulais juste compiler cette masse de textes d’accompagnement en les agençant de façon cohérente, pour voir si ça menait quelque part. Pour voir si, selon l’expression consacrée, cette entreprise « parlait d’elle-même ». Jean-Marc Lofficier, en sa qualité d’éditeur, m’a rassuré sur ce point, non sans me donner de précieux conseils pour structurer l’ensemble. Ce recueil, c’est pour moi une manière de dire : voilà ce que j’ai fait. Voilà une partie des livres que j’ai lus, aimés, publiés. Voilà ce à quoi j’ai consacré le plus clair de mon temps ces dix dernières années. Voilà des dizaines de propositions de lectures : libre à chacune-e d’en disposer. Désormais, le livre existe, et la suite ne m’appartient déjà plus. Alors oui, je suppose que Noir sur blanc est une sorte d’essai. Quant à savoir s’il est transformé, ce sera au lectorat de le dire.
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