Entretien avec David Didelot
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Est-il encore besoin de présenter David Didelot, le conférencier avisé, l'essayiste, le romancier et le rédacteur du défunt fanzine Vidéotopsie. Depuis quelques années, on se croise dans divers projets (dont ma préface pour ton « Monstre de Florence ») et on se respecte pour des goûts similaires dans l'effroi, les femmes veules et dévêtues, le scalpel et la traque. On va s'intéresser plus particulièrement à la sortie de ton premier roman gore « Sanctions ! » paru chez Zone 52 Éditions, dans la nouvelle collection Karnage. Et c'est l'occasion de rendre hommage à Trash qui a eu le courage de relancer le Gore en France avec la sortie de vingt romans. Quels souvenirs gardes-tu de cette série dont tu as évoqué certains titres dans ta Bible « Gore – Dissection d'une collection » ?
Des souvenirs encore très présents pour tout te dire, teintés évidemment de nostalgie puisque Trash est passé comme une étoile filante dans la galaxie gore… Mais quelle étoile ! Très honnêtement, je pense que les volumes estampillés Trash ont fait la nique à la plupart des volumes de la Collection Gore : mieux écrits souvent, plus aboutis et plus cohérents d'un point de vue éditorial, mais tout aussi dégueulasses et tout aussi viscéraux que les "pires" gore de chez Fleuve Noir. S'il ne fallait en garder qu'un, ce serait sûrement le Pestilence de Dugüellus, dont j'attends désespérément la suite ! Allez, un deuxième, le Nuit noire de Christophe Siebert : un ami me disait qu'après lecture de Nuit noire, on avait de la boue à la place du cerveau… Il avait tout dit. Et puis les deux brûlots d'un certain Zaroff évidemment, en particulier Night Stalker. Inutile de dire que je regrette vraiment l'arrêt de cette collection, d'autant que j'ai un peu suivi son évolution, et que je connaissais certains auteurs qui ont contribué et avec qui j'ai pu correspondre. Beaucoup ont vu dans Trash la résurrection de l'antique Collection Gore, et l'arrêt de la série a été un crève-cœur pour les amateurs de littérature qui tache.
Différencies-tu des styles dans le gore en fonction de la nationalité des auteurs ? Préfères-tu un Joël Houssin à John Russo ou encore un Shaun Hutson à Nécrorian ? Ces deux derniers sont mes références propres et quels sont tes écrivains de prédilection dans ce genre précis où le sang et le sexe se confondent sans limites ?
Alors oui pour répondre à ta première question. Il me semble que les écrivains anglo-saxons sont souvent sous influence cinématographique. Et du coup, les thématiques dans leurs livres sont très proches de la série B horrifique : par exemple, tu trouveras chez les Anglais et les Américains beaucoup de bouquins ayant pour thèmes l'attaque animale, l'invasion parasitaire, des monstres typiquement anglo-saxons du bestiaire fantastique. À la sauce gore évidemment ! Les écrivains US de la Collection Gore allaient beaucoup puiser là-dedans par exemple.
Les Français, c'est un fantastique et un gore plus "réaliste" on va dire, plus ancré dans une réalité un peu sombre, grisâtre, presque provinciale parfois. Je pense à Corsélien ou à Pierre Pelot par exemple. Ce sont des gore avec les pieds dans la terre et les mains dans le terroir. Je les trouve donc plus réalistes et sombres que les Gore américains et anglais - souvent plus ludiques et série B. Ceci dit, ce n'est pas aussi simple que cela car tu as aussi des écrivains français qui ont été drôlement influencés par la littérature et le cinéma américains. Je pense à Gilles Bergal notamment, et à son Cauchemar à Staten Island, où la narration est un peu "à l'américaine", avec une écriture très rythmée, très événementielle. La séparation n'est donc pas aussi évidente que cela, mais globalement, c'est vrai que les gore français sont plus malsains, plus réalistes. Plus sociaux aussi. Ça me plaît davantage je dois dire, et ça recoupe d'ailleurs mes goûts en matière de cinéma : je suis plus tourné vers le cinéma bis européen par exemple que vers le cinoche américain.
D'où mon amour pour L'Écho des suppliciés de Joël Houssin, véritable feu d'artifice de dégueulasseries en tous genres et de tortures absolument dingues, avec une belle ambiance et un argument typiquement fantastique qui n'est pas sans rappeler certains motifs chers à Lucio Fulci. Comme toi, le fameux Blood-Sex de Nécrorian m'a sacrément marqué aussi, dont le titre parle pour lui (gore et pornographie trash). J'adore aussi La Marée purulente de Daniel Walther, qui jouit d'une ambiance là encore très fulcienne dans sa première partie et qui annonce le motif de la contamination, du chaos urbain - tant à la mode aujourd'hui... Sans compter que le bouquin est extrêmement érotique ! Allez, je t'en cite un quatrième (pour ne pas oublier les Anglo-saxons), La Mort visqueuse de Shaun Hutson justement : bouquin exemplaire d'un motif très exploité dans le genre, l'invasion parasitaire bien sale.
Mais en dehors des écrivains marqués Collection Gore (ou ses avatars), je ne peux pas oublier le Marquis de Sade et ses 120 Journées de Sodome : comme je l'écrivais ailleurs, le livre hystérise comme jamais le sexe et la violence, au point que toutes les "Collections Gore" de la Terre semblent être de simples variations sur tout ce qu'a inventé Sade. Rien de plus.
En évoquant ce sadisme récurrent, tu as choisi cette voie pour ton premier gore paru en janvier 2021. Avec, en toile de fond, le constat terrible d'un milieu scolaire archaïque et dénué de moyens humains, financiers et fonctionnels. Pourquoi ce choix original pour l'intrigue d'un gore ? Quel fut le déclic ? Certains films ont traité ce thème où ce sont souvent les élèves qui mènent la danse envers les professeurs (je pense à « Class 1984 » par exemple) et dans « Sanctions ! », c'est l'inverse.
Alors écoute, c'est très simple : c'est un milieu que je connais bien puisque je suis prof en collège depuis plus de 20 ans. Pour mon premier roman, il m'a donc semblé opportun de choisir un cadre qui m'était familier. C'est d'ailleurs un décor que j'avais déjà exploité, dans une nouvelle également parue chez Zone 52. Je n'avais pas pensé au changement de point de vue dont tu parles (élèves dominants généralement, mais dominés dans mon petit bouquin), mais maintenant que tu le dis… Pourquoi fondamentalement ? Parce qu'il m'était amusant d'imaginer une révolution réactionnaire dans l'univers scolaire, aux antipodes de ce qu'impose la pédagogie moderne.
Évidemment, j'ai poussé le bouchon très loin (nous sommes en rayon gore), de manière caricaturale même, mais j'avais à cœur d'exemplifier cette verticalité et cette dissymétrie consubstantielles (selon moi) à l'acte d'éducation : mes personnages sont cinglés et confondent la notion de "magister" (l'enseignant) avec celle de "dominus" (le maître, à qui on se soumet). N'empêche que je voulais appuyer là où ça fait mal actuellement : crise de l'Autorité, libération anarchique de la parole, horizontalité des rapports dans la classe… Ce dont souffrent pas mal de professeurs (en silence, car il ne faudrait pas passer pour un salaud de réac), et ce qui parasite la transmission. Ceci dit, nous ne sommes pas dans un essai politico-pédagogique, et je souhaitais surtout m'amuser, dépasser les limites et proposer une image inversée des représentations communes que l'on se fait du monde enseignant : tout en bienveillance et en "positivité".
À la lecture de « Sanctions ! », on ressent que l'emprise de la femme du prof est la dominante dans le couple. Tu me diras si je m'égare mais on devine que les déviances de Gabriel surviennent après son mariage. Que les fantasmes pervers de l'épouse ont exacerbé les vices enfouis de son mari. Le sadisme puise-t-il ses origines dans la féminité ? Je trouve que les femmes vengeresses ont plus de force et d'impact dans les films, notamment dans les « rape and revenge » comme « I Spit On Your Grave ». Les tortures infligées par Gabriel n'ont-elles comme but subliminal de contenter avant tout son épouse ?
C’est vrai que dans ce couple infernal, le personnage féminin m’intéresse plus que son homologue masculin : ce fameux "continent noir" dont parlait l’ami Freud, et mon goût pour l’altérité sexuelle – tout simplement. Alors j’ai plutôt envisagé ce duo comme le fruit d’une rencontre "miraculeuse", l’un des partis exaltant les vices de l’autre, et vice-versa : les affinités électives dans la perversité en quelque sorte, héritées de lectures gore justement - comme celle du célèbre Blood-Sex. Mais c’est vrai : à l’heure où la femme est souvent représentée comme une victime, et comme le chantre très moderne des valeurs positives (la paix, la douceur, la bienveillance, la négociation à la place de la guerre…), je me suis bien amusé à en faire une allégorie de la crasse, du sadisme, de la violence et de la domination. Un être obsédé par la satisfaction de ses désirs (d’ordre sexuel, mais pas que), hyper individualiste et totalement imperméable aux impératifs moraux de son temps. En ce sens, elle est une figure dominatrice oui, et son époux un être joyeusement soumis, dont la satisfaction sexuelle dépend surtout du plaisir de son épouse. En fait, je m’aperçois que l’écriture de ce roman a été guidée par un agacement terrible : celui que j’éprouve face à mon époque et à son irénisme béat.
Cette forme de matriarchie perverse te vient-elle de ta passion du giallo ? On sait que tu es un fin connaisseur du genre et, pour toi, quelle est l’œuvre qui t'inspire le plus dans ce cadre de femme insatiable, autoritaire et vicieuse ? Ms 45 ? Misery ? L'infirmière Ratched ? Je constate souvent que les films où les femmes deviennent le nœud central dans l'horreur sont coréens ou asiatiques. Le machisme est-il purement occidental ?
Pour répondre à ta dernière question, je n’en suis pas sûr du tout… J’aurais même tendance à penser le contraire : machisme, virilisme, sexisme, patriarcat, structures familiales traditionnelles… Peu importe comment on appelle ça, mais il me semble que les sociétés orientales ont encore pas mal de chemin à faire en la matière. Je ne suis pas un spécialiste du sujet, mais pour prendre un exemple, la condition des femmes au Japon n’est pas vraiment celle de l’affranchissement absolu. Du moins me semble-t-il. Et je ne parle pas des sociétés africaines… Je sais bien que c’est un peu la mode de se battre la coulpe et de penser que l’herbe est plus verte ailleurs, mais sur ce sujet-là, ça va être difficile. En même temps, aucune leçon à donner : les peuples ont leur Histoire, leurs traditions et leurs particularismes, que je respecte profondément. Tout le monde n’est pas à l’heure du féminisme occidental, c’est ainsi. Et pour reprendre ton exemple du cinéma d’horreur coréen (ou asiatique plus généralement), la puissance donnée à la femme est peut-être de l’ordre du fantasme justement, de la catharsis et de la représentation métaphorique : comme une manière de bazarder – de manière radicale - les cadres du patriarcat et du pouvoir mâle…
C’est clair, le giallo est plein de ces femmes tueuses, manipulatrices et vicieuses. Même si le genre exploite à fond le motif de l’oie blanche poursuivie par un assassin, les nanas ne sont pas toujours victimes dans le giallo, tant s’en faut ! Et il est clair que ma passion pour le thriller italien et ses thèmes a dû infuser pour Sanctions !. Mais si l’on parle d’images cinématographiques pour dessiner Barbara Lodi, j’ai plutôt pensé à des personnages comme celui d’Iris dans Blue Holocaust (la gouvernante vicieuse dans la villa du héros nécrophile), ou à ces "warden" qui peuplent les WIP films (films de prison pour femmes) ou la nazisploitation du ciné bis : la fameuse Ilsa en est le plus bel exemple, mais je pense aussi aux films de Bruno Mattei ou à ceux de Jess Franco. Et puis tu vas rire, mais la représentation de la MILF sur toutes les plates-formes de la planète porno a aussi joué son rôle dans l’esquisse physique de Barbara 😊.
Ah oui, j'avais oublié la gouvernante que tu cites. Un visage dur et franchement érotique pour ma part. On peut citer également certains films du regretté Jean Rollin où les femmes s'imposent dans les intrigues. L'homme n'est souvent qu'une marionnette entre leurs mains. Dans ton roman, Barbara attire ses proies par son physique. Cruelle et gourmande, c'est tout le contraire de la femme du flic. J'ai aimé ce paradoxe qui pimente ton histoire. Et le sort de cette épouse endeuillée donne tout son sel. La réticence est l'essence même du désir porno. Une femme austère et farouche est, je trouve, plus susceptible d'attiser les fantasmes d'un lecteur ou spectateur. C'est le cas dans « Les marais de la haine » où la beauté sauvage de l'actrice rend une vengeance perfide et animale. Pourtant, tu places ton intrigue dans l’infamie du snuff. Cela change la donne. La femme ne devient plus qu'un objet de cruauté gratuite. T'es-tu documenté pour appréhender cette zone dantesque qui existe malheureusement ? Nous sommes au-delà de la pornographie. Dans le genre « public », on pense bien évidemment au contesté « A Serbian Film » et je dois t'avouer que ma connaissance sur ce sujet est mineure. Comment as-tu abordé ce sujet en ayant le recul nécessaire pour ne pas tomber dans le vulgaire ?
Oui oui, Franca Stoppi dans le rôle de la gouvernante, qui jouait d’ailleurs les gardiennes vachardes et vicieuses dans les films de prison signés Bruno Mattei. J’aime beaucoup cette actrice. Et j’entends parfaitement ce que tu dis sur les "profils" de séduction et le désir : qui cache son jeu réveille plus facilement la libido chez le lecteur ou le spectateur, c’est clair. Mais l’image que je voulais dessiner n’était pas celle-ci dans le cas de Barbara : je voulais une femme respirant le sexe et la dépravation, de celles que l’on peut trouver dans le cinéma porno pour faire vite. Et le pont avec le snuff m’est apparu presque évident dans le cas d’un roman gore, comme point ultime de la pornographie justement : l’ouverture et la béance des corps... jusqu’au bout. Oh, ce n’est pas nouveau, et le sujet a déjà été traité dans le genre (je pense à Cinéma d’éventreur de Richard Laymon), motif tout autant fascinant que répulsif. Encore une fois, mon objectif – mon pari presque – était de lâcher la bride et de ruer dans les brancards : aller le plus loin possible dans l’horreur, d’où ton expression de "cruauté gratuite".
Et j’accepte volontiers le commentaire, notamment si l’on parle de mes descriptions typiquement snuff quand l’inspecteur visionne les photos et les films chez le jeune Axel. Pour répondre à ta question (enfin !), je ne me suis pas particulièrement documenté : j’avais lu quelques livres sur le sujet, et puis j’ai vu plusieurs films empruntant à l’esthétique snuff, la mimant avec plus ou moins de bonheur, et quelques thrillers sacrifiés à ce thème. J’ai donc puisé dans mes souvenirs de lecture et de cinéma, en radicalisant encore l’horreur de la chose. Je n’ai pas finassé pour le coup, et j’ai traité le sujet frontalement, du moins je le crois, sans proposer de commentaires sociologiques ou politiques. D’autres l’ont fait bien mieux que moi.
En combien de temps as-tu rédigé ce premier gore ? As-tu trouvé l'exercice difficile pour une première ? Nous savons que tu as la prose prolifique et dans divers domaines. Travailles-tu directement sur ordinateur avec un plan ou seul l'instinct prime ? Les auteurs veulent savoir !
En très peu de temps en fait : c’était lors du premier confinement, l’année dernière. J’ai commencé mi-mars et j’ai mis le point final du premier jet à la mi-avril je crois. J’ai même laissé reposer le truc au milieu de cette période, et ce pendant quelques jours. Évidemment, je ne compte pas les phases de relectures et de corrections, qui sont presque plus longues que la phase de première écriture… Je tiens d’ailleurs à te remercier encore une fois, car sans Zaroff, pas de « Sanctions ! » je pense ! Alors oui, je travaille directement sur ordinateur, et sans aucun plan. Pour tout te dire, je suis parti d’une réplique qui me trottait dans la tête (la première du roman), et puis j’ai brodé, brodé, au gré de mon inspiration devant le clavier. L’intrigue s’est construite en même temps que j’écrivais si l’on peut dire. C’était presque de l’écriture automatique ! Donc, non, je n’ai pas trouvé ça très difficile : excitant plutôt, exaltant même.
C'est le moment de nous quitter et j'en suis désolé. Je souhaite un beau succès à ton livre. Tenteras-tu encore l'aventure dans le gore ? Quels sont tes projets futurs ? Au plaisir de se croiser un jour. Et juste pour nos lecteurs : si tu ne devais garder qu'un seul roman d'horreur, ce serait lequel ? Bon vent l'ami et à bientôt.
T'inquiète, c'est déjà bien sympa tout ça ! Pour ce qui est de la suite dans le rayon gore, je ne sais pas trop… J'ai bien quelques idées pour une suite à Sanctions !, mais tout dépendra aussi de la réception du livre. Sinon, j'ai quelques trucs sur le feu oui, des idées de fanzines "one-shot" (un peu à la manière du Monstre de Florence), et puis quelques livrets en court pour des éditions DVD/Blu-ray. A plus long terme, une idée de bouquin ciné me travaille, mais ce sera pour bien plus tard. Enfin, si je ne devais garder qu'un seul roman d'horreur (un supplice ça !), ce serait peut-être le God Save the Crime de Pierre Dubois : roman sorti chez La Brigandine en 1982, puis réédité chez Hoëbeke en 2014, dans une version corrigée et augmentée… Sublimement écrit pour commencer, furieusement sanglant et érotique, et qui exploite le mythe de Jack l'Éventreur de manière tout à fait originale. Un must de littérature horrifique et pornographique ! Merci encore à toi en tout cas, et au plaisir de bavarder encore et encore !
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