Bienvenue à Sturkeyville - Bob Leman

Publié le par Lester

 

 

 

 

 

Une fois n'est pas coutume, je vais commencer cette chronique par des remerciements : à la créature protéiforme qui s'abrite derrière le pseudonyme de « Anton Vandenberg », qui m'a donné envie de lire ce petit ouvrage ; et à Damien Lagauzère, rôliste enthousiaste et fan de la première heure, qui m'a aimablement procuré l'objet de cet article.

 

« Bienvenue à Sturkeyville » est ce qu'il est désormais convenu d'appeler un « fix-up ». Pour ceux qui, comme moi, répugnent à utiliser la langue de Wellington et de Benny Hill, je préfère les termes de « recueil de textes courts reliés par un fil conducteur ».

 

Six nouvelles forment cet ensemble, où Sturkeyville, petite ville des Appalaches, tient le rôle de personnage central. C'est autour de cette cité en apparence somnolente, représentative des U.S.A. de la première moitié du siècle dernier, que se nouent des intrigues inquiétantes. Sturkeyville, en surface, symbolise l'archétype de la bourgade sans histoire, où naissent, travaillent et meurent des gens normaux. Une riche bourgeoisie y tient le haut de l'échelle sociale : industriels, banquiers et notaires se marient entre eux, se cooptent et veillent sur la santé morale et économique d'une population laborieuse et globalement satisfaite de son sort. Les premiers habitent des manoirs victoriens, les autres vivent dans des maisonnettes construites par les patrons paternalistes de la fonderie locale. Tout va pour le mieux à Sturkeyville, donc, dans la meilleure Amérique possible.

 

Vraiment ?

 

À mesure que nous découvrons les nouvelles, un autre portrait se brosse derrière la façade et ses habitants. On apprend qu'un abominable ver télépathe a pris la place d'une gentille mère de famille, et téléguide les actions de ses proches. On découvre que l'espèce des vampires se perpétue dans les ruines environnantes, tandis qu'un tueur en série rôde sur les rives d'un lac « aussi noir qu'une plaque d'ardoise »... À moins qu'il ne s'agisse de ces créatures mythiques qui furent autrefois des enfants et qui vivraient cachées dans la vase ? On fait la connaissance d'une famille consanguine vivant de peu et réfugiée dans un bourg décrépit, autour d'un patriarche pour le moins impressionnant. Pire que tout, une boucle temporelle causée par l'idiot du village déforme l'histoire et la réalité, au gré des errances d'un cerveau impénétrable !

 

Les thèmes abordés par Bob Leman ne se distinguent pas par leur originalité. On pense tout de suite aux Catskills de Lovecraft, où grouillent les familles dégénérées adoratrices de divinités monstrueuses. On peut aussi songer aux maisons hantées aux dimensions aberrantes d'Arkham, tant l'ambiance de Sturkeyville devient oppressante à mesure que l'on arpente ses rues en compagnie de Bob Leman. Mais j'ai toujours pensé que l'originalité, si elle est bienvenue parfois, ne constitue pas toute la saveur d'une histoire. En revanche, la manière dont celle-ci est traitée, le style et l'angle d'attaque font souvent la différence entre une nouvelle réussie et un conte banal. Et avec ce recueil, nous sommes servis ! Ainsi, le thème archirebattu du vampire est vu ici sous un angle très différent, autrement dit, ne vous attendez pas à rencontrer des suceurs romantiques comme chez Madame Rice, ou des godelureaux fragiles comme chez Madame Meyer ! De même, le motif de la mutation, de la métamorphose, s'il est omniprésent chez Leman, se voit ici traité davantage à la manière de Kafka que de celle des auteurs de science-fiction classique.

 

Mais surtout, Bob Leman possède un style bien personnel, qui le démarque des grands auteurs déjà cités : moins boursouflée que celle de Lovecraft, plus imagée que chez King, souvent teintée d'ironie, toujours très juste, la patte de cet écrivain parvient à distiller le malaise de façon insidieuse. J'ai pensé plusieurs fois au ton acide d'Ambrose Bierce : même recul et même malice sous-jacente dans certaines descriptions de caractères, même attrait pour l'étrange et le grotesque entre ces deux auteurs américains. Pour donner à ressentir toute la finesse et la force de ce style, je pense que la traduction de Nathalie Serval est très réussie, ce qui me pousse à féliciter « Scylla », une petite maison d'édition qui a accompli un formidable travail pour nous faire découvrir ce recueil de très grande qualité, illustré de dessins signés Arnaud S. Maniak restituant à la perfection l'ambiance et le ton des récits.

 

Le seul regret que j'ai éprouvé en refermant ce « Bienvenue à Sturkeyville » est que Bob Leman fut un auteur très peu prolifique, car j'aurais volontiers prolongé le plaisir avec d'autres histoires de cet écrivain injustement méconnu. En conclusion, amis lecteurs, précipitez-vous à Sturkeyville, vous y serez les bienvenus !

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