Entretien avec Jean-Christophe Chaumette

Auteur plusieurs fois récompensé du prestigieux prix Masterton, pour « L'Aigle de Sang », « L'Arpenteur de mondes » et « Le Dieu Vampire », auteur d'une série de romans de SF chez Fleuve Noir Anticipation, tu es un écrivain reconnu par les amateurs de « mauvais genres », dont nous sommes, ici sur ce blog. Peux-tu nous en dire plus sur ta carrière, et ce qui t'a amené à l'écriture ?
L’envie d’écrire m’a démangé très tôt. Et dès le début, il s’est agi de littérature de l’imaginaire. Je me souviens d’une tentative de rédaction d’une nouvelle de SF alors que je devais avoir 15 ou 16 ans. Je m’en souviens parce que cette nouvelle était en quelque sorte « l’ébauche » de mon dernier roman, « Les Rats de Hamelin ». Une idée que j’ai mis sur « pause » pendant plus de 40 ans. Je suis coutumier du fait. J’ai écrit un roman historique, « Le Pays des chevaux célestes », publié une première fois en 2008 (et réédité cette année), dont l’origine se trouve dans ma thèse de doctorat, « Les Animaux dans les guerres de l’Antiquité », écrite en 1987. J’ai accumulé de la documentation pendant 20 ans avant de me lancer. Je stocke les idées ; et un jour je les ressors.
Je raconte parfois comment la « révélation » m’est venue lors de l’étude d’un extrait de « Salammbô » de Gustave Flaubert, en classe de 6ème. C’est ce jour-là que je me suis dis : je veux faire pareil ! Pas être le nouveau Gustave Flaubert, bien sûr, mais raconter moi aussi des histoires ; être un conteur. Quelques années plus tard, je suis tombé sur la BD de Druillet tirée de « Salammbô », et j’ai assisté au télescopage du roman historique qui m’avait fasciné (j’ai dû le lire dix fois) avec l’univers futuriste de Druillet. Je pense que tout est parti de là.
J’ai commencé mon premier roman, « Le Neuvième Cercle », alors que j’étais à l’École vétérinaire, en 1984. J’ai mis au moins deux ou trois ans à l’achever, c’est un gros pavé ! Il a été publié chez « Fleuve Noir », la première fois, en 1990, après mon deuxième roman (« Le Jeu », 1989). A l’époque je ne connaissais personne, j’étais juste un type naïf dans la vingtaine qui envoyait par la poste des manuscrits de tous les côtés. J’avais la chance d’avoir une femme qui croyait en ce que je faisais, qui s’est tapé des centaines de pages à la machine à écrire et m’a aidé à photocopier le résultat dans des boutiques spécialisées. A l’époque c’était écriture à la main, corrigée jusqu’à obtenir le texte abouti, dactylographie et reproduction à la photocopieuse. Pas d’ordinateur, pas de traitement de texte, pas de correcteur orthographique, pas d’imprimante maison. Je vais avoir l’air d’être un vieux con, mais je préférais cette époque-là. Il y avait une sorte de « sélection naturelle » des acharnés de l’écriture. Aujourd’hui tu peux taper ton bouquin sur un clavier, laisser une IA corriger les fautes et t’autoéditer en ligne.
Après ces débuts j’ai mené en parallèle ma carrière de véto et celle d’écrivain. Comme j’ai un bon métier je n’ai jamais galéré financièrement, par contre je n’ai pas pu consacrer suffisamment de temps, non pas à l’écriture mais à sa promotion. Je n’ai presque pas eu de contacts avec mes différents éditeurs, je n’ai pas pu fréquenter le milieu de l’édition, des fanzines, des festivals. Je bossais, j’écrivais en parallèle, je trouvais un éditeur intéressé à distance, je faisais un petit saut à Paris de temps en temps et c’est tout. Je sais que j’ai raté des opportunités à cause de ce manque de disponibilité, notamment dans le domaine des scénarios. Mais c’était vraiment impossible pour moi d’assurer mon boulot en clientèle véto, d’écrire et en plus d’aller tous les quatre matins à Paris me montrer aux « décideurs » de l’audiovisuel. Plusieurs projets ont avorté. Mais je ne regrette rien de ma vie ; absolument rien. J’ai écris les histoires que je voulais écrire. J’ai raconté ce que je voulais raconter.
L'édition parait de plus en plus cloisonnée, avec de multiples sous-genres visant des « niches » particulières (et toutes en anglais!) : bit-lit, young adult (curieusement, rien pour les vieux!) dark-urban-light-high-heroic fantasy... À la lecture de tes romans, j'ai eu plutôt l'impression d'une littérature transversale, avec des éléments empruntés à différents « genres ». Je me trompe ?
Tu as parfaitement raison. J’ai une sainte horreur des étiquettes. Dans tous les domaines, et donc en matière d’écriture. Je trouve odieux de définir quelqu’un par son sexe, sa race, sa religion, son orientation sexuelle. Par conséquent je déteste que l’on définisse un auteur par le « genre » qu’il pratiquerait. Pour moi il n’y a dans la vie que des individus, tous différents les uns des autres, et dans la littérature que des écrivains, chacun unique en son genre.
A contrario, j’adore le métissage. En tant que véto, j’ai appris que l’hétérosis donne des produits plus résistants, plus vigoureux, somme toute meilleurs que ceux issus d’une trop forte consanguinité. En tant qu’amateur de musique, je trouve que ce qui sort d’un grand chaudron où se mélangent les courants musicaux est particulièrement savoureux.
Plus ou moins consciemment, je mélange tout. J’écris du Fantastique qui se déroule dans le futur. Je colle du paranormal dans un roman historique. J’écris une saga de Fantasy qui ressemble à un Space-Opera. Certains lecteurs sont dérangés par cela. J’ai lu très récemment une critique de quelqu’un qui ne digérait pas du tout mon « brouet » de genres, dans « L’Aigle de sang ». Je le comprends. Certaines personnes ont besoin de « genre pur ». Comme je l’ai écris plus haut, il n’y a que des auteurs uniques, et en assez grand nombre pour que tous les lecteurs trouvent leur bonheur.
Tes livres sont réédités chez « Évidence ». C'est l'occasion de te demander ton opinion sur les nouvelles formes d'édition, et sur l'avenir du métier.
Je crois que la question, c’est plutôt : quel est l’avenir du texte ? Qu’un roman soit lu sur papier ou sur une liseuse, acheté en ligne, chez un libraire ou dans un marché aux puces, c’est toujours un texte. Ce qui me frappe, c’est que désormais la diffusion des idées se fait de moins en moins par l’intermédiaire du texte, et de plus en plus par l’intermédiaire de la vidéo. Je m’énerve parfois, en cherchant des renseignements sur un sujet, de ne trouver sur le Net que des vidéos.
Je me demande si la jeune génération s’interroge sur le danger de cette évolution. Convaincre par le texte est autrement plus difficile que par la vidéo. Lorsqu’on lit, le cerveau enclenche immédiatement l’analyse critique. Lorsqu’on regarde une vidéo, l’esprit critique est un peu en sommeil. Je sais qu’il est agaçant d’entendre des références à Hitler et au nazisme, mais je suis persuadé que les Allemands auraient été plus critiques envers Hitler si ceux qui étaient fascinés par ses discours avaient lu « Mein Kampf ».
Il faut lire. Juger les idées à travers des textes. Pas regarder un gugusse qui vous hypnotise parce qu’il possède un talent d’orateur et peut vous faire gober n’importe quoi.
Tu as publié plusieurs recueils de nouvelles. Comment expliques-tu le peu d'intérêt des lecteurs et des éditeurs sur cette forme littéraire ? Et, plus globalement, que penses-tu de la nouvelle ?
Il y a manifestement une appétence de plus en plus grande pour les histoires longues, très longues. Le triomphe de la série en est la parfaite illustration. Je ne sais pas expliquer la faveur donnée aujourd’hui aux séries qui s’étalent sur plusieurs saisons par rapport aux films, qui représentaient la « norme » dans ma jeunesse. Par conséquent je ne sais pas davantage expliquer le désamour pour la nouvelle. En SF, certains auteurs sont immenses par leur talent en matière de nouvelles, je pense à Philip K. Dick. Manifestement on se prive de quelque chose en délaissant la nouvelle. Pour moi la nouvelle, de la même manière d’ailleurs que la poésie, « travaille » l’esprit à la manière du koan zen. Il s’agit de forcer le lecteur à chercher, imaginer. C’est de la maïeutique. L’explication est peut-être là. Il est possible que la société actuelle soit essentiellement composée d’individus qui ne veulent plus chercher et imaginer. Ils veulent que tout leur soit donné, dans le moindre détail ; prémâché.
Ici, chez le Collectif ZLL, on s'intéresse beaucoup au style. Comment décrirais-tu le tien ? Passes-tu beaucoup de temps sur la forme, avec des ratures et des réécritures, ou bien es-tu plutôt spontané ?
J’ai toujours beaucoup travaillé. Je passe du temps sur ce que j’écris. Je me relis et me corrige un nombre incalculable de fois. Et je ne suis pas certain qu’il existe des auteurs capable de fonctionner presque en écriture automatique, avec un texte quasi abouti au premier jet. Mais je me trompe peut-être.
Dans tes romans fantastiques (« l'Arpenteur de monde », « L'Aigle de sang », « Le Dieu Vampire ») tu évoques des ouvrages fictifs ou réels pour étayer les motifs fantastiques qui parsèment tes livres. J'ai aussitôt pensé à Lovecraft qui employait le Necronomicon dans le même but. Que penses-tu de cet auteur, et de son influence ?
Cette question renvoie, d’une certaine manière, à la question 4. Étant donné le peu d’appétence des lecteurs, et donc des éditeurs, pour les histoires courtes, nouvelles, poèmes, fables, j’utilise mes romans pour « placer » des histoires courtes. Une saga comme « Le Neuvième Cercle » est littéralement truffée d’histoires parallèles racontées à travers les textes placés en tête des chapitres. Ces histoires étayent l’intrigue principale, bien sûr, mais ont également des rapports entre elles. Et surtout, elles remplissent la fonction dont je parlais dans la réponse 4 : elles sollicitent l’imagination du lecteur. Dans l’espace qu’elles ouvrent, il peut construire un « univers-miroir » qui reflète l’univers du roman.
Je dirais que Lovecraft a utilisé cette technique « à l’envers ». Il écrit de nombreuses nouvelles, des histoires courtes donc, qui sont toutes étayées par un unique et mystérieux ouvrage, « Le Necronomicon ». Cet « univers-miroir » effrayant construit par l’imagination du lecteur à partir de fragments du Necronomicon contribue grandement à l’efficacité des nouvelles de Lovecraft.
Tu as reçu quatre fois le prix Masterton. Comme l'auteur écossais, tu utilises souvent la mythologie existante et l'histoire pour les tordre et les adapter à tes récits. Quelle est ton opinion sur l'auteur des « Manitou » ?
Pour être exact, je ne l’ai reçu que trois fois ce fameux prix, pour « L’Arpenteur de mondes », « L’Aigle de sang » et « Le Dieu Vampire », mais « L’Arpenteur de mondes » a obtenu en plus le prix spécial de meilleur roman de la décennie.
L’anecdote qui étonne souvent, c’est que je n’ai découvert Masterton qu’après avoir reçu pour la première fois le prix qui porte son nom. Bien entendu j’adore sa manière de transposer les mythologies. Il possède un style qui « colle » parfaitement aux récits fantastiques et à l’horreur. Il illustre exactement une expression parfois galvaudée : un maître du genre.
Tu sembles fasciné par le mal, ses manifestations à travers l'histoire, et les grands criminels de masse. De Gengis Khan aux massacres rwandais, tes livres explorent l'éventail des perversions humaines. Comment expliques-tu cette fascination, la tienne et celle du public, pour la cruauté ?
Tout d’abord, il n’y a pas d’histoire réussie sans méchants réussis. Les lecteurs ne sont pas forcément fascinés par la cruauté, mais ils recherchent, plus ou moins consciemment, à assister à la lutte du Bien contre le Mal. Or c’est par la compréhension de ce qu’est le Mal que ces deux camps peuvent leur apparaître. Lorsqu’un artiste réalise un dessin, il trace les ombres. La lumière, il ne la dessine pas. La lumière, c’est ce qui reste entre les ombres. Je crois qu’un écrivain doit travailler de la même façon. Il crée l’ombre de son histoire.
Ensuite, je suis un grand passionné d’Histoire. Je suis d’ailleurs effaré qu’il existe des interrogations sur le maintien ou non de l’enseignement de l’Histoire à l’école. Seule la connaissance de l’Histoire permet de fabriquer des citoyens responsables. Or l’Histoire, pour utiliser une image classique, est un fleuve de sang. Notre époque, la période pendant laquelle nous sommes nés, avons grandi et sommes devenus des adultes, est une parenthèse enchantée, tout au moins en Occident. Je suis persuadé qu’il faut bien connaître le mal dont l’espèce humaine a été capable pour empêcher sa résurgence. Je suis un grand admirateur de la pensée de Jung, et je crois qu’il a vraiment mis le doigt sur quelque chose de fondamental avec la notion d’Ombre. Chacun d’entre nous possède son Ombre individuelle, qu’il vaut mieux apprendre à connaître pour ne pas la voir un jour se manifester intempestivement et prendre les commandes. Les peuples possèdent une Ombre collective, qu’ils doivent connaître, reconnaître, admettre, pour la dompter et la tenir en respect. Cette connaissance de l’Ombre est fondamentale. Ce que tu appelles fascination pour le mal est plutôt une quête permanente de l’Ombre.
Peux-tu nous donner quelques indices sur tes futurs projets ? Des manuscrits que nous découvrirons bientôt ?
Comme tu l’as remarqué, je pratique la « littérature transversale ». Le roman que je suis en train d’écrire rentre dans cette catégorie. Il s’agit de transposer un des plus grands mythes de l’Occident dans un futur post-apocalyptique. Le problème c’est qu’il s’agit d’une énorme saga qui est en train de me ramener à mes débuts, lorsque j’écrivais « Le Neuvième Cercle » : des dizaines de personnages à gérer, des intrigues multiples qui se télescopent, avec la contrainte supplémentaire de devoir suivre ce qui est décrit dans la légende dont je m’inspire. Il s’agirait d’un roman standard, j’en serais vers la fin. Mais là, il y a encore du boulot !
C'est la dernière question, en forme de carte blanche : Tu dis ce que tu veux, même que mes questions sont nulles... Mais ce n'est pas obligé !
Non, tes questions ne sont pas nulles, sinon je ne me serais pas montré aussi bavard ! Je souhaite simplement avoir une pensée pour toutes celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont aidé, soutenu, encouragé et ont contribué à la naissance et à la diffusion de mes histoires. Je n’ai pas croisé que des personnes droites et sympathiques tout au long de ces quelques 35 années pendant lesquelles je me suis efforcé d’écrire, mais j’essaie d’effacer le négatif de mes souvenirs et de conserver le positif ; et il y a beaucoup de positif !
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