Grossir le ciel - Franck Bouysse

Les chiens meurent en hiver : Grossir le ciel, de Franck Bouysse.
Étrange roman que celui-là. En tout cas, nul doute que les amateurs de Polar pur jus le jugeront étrange. Mais moi j’aime bien ça, l’étrangeté. Mieux, il m’arrive parfois de la rechercher. Mais là, c’est elle qui m’a trouvé. Ce livre, il est arrivé sur la pointe des pieds. À pas de loup. Et un loup qui se déplace dans la neige en rase campagne, tant qu’à faire. Puis, sans briser le silence ouaté qui faisait peser sur toute chose une menace incertaine, le ciel a commencé à grossir. Comme un chêne qui allongerait ses branches pour venir nous étrangler.
Mais trêve de métaphore brumeuse : il n’y a pas trace de Fantastique ici. C’est bien d’un roman Noir qu’il s’agit – même si Franck Bouysse prend soin d’installer une atmosphère anxiogène qui n’est pas sans rappeler certains titres de la célèbre collection Angoisse. Il est vrai que ce cadre rural désolé et l’isolement presque absolu dans lequel se trouvent les deux protagonistes principaux favorisent ce type d’ambiance. Et l’auteur en profite pour jouer avec nos nerfs, grâce à un rythme assez lent et un art de la suggestion proprement machiavélique.
Là réside sans aucun doute un des très grands points forts du roman : ce mélange de dialogues insidieux lourds de sous-entendus et de silences longs comme un jour sans pain permet à Franck Bouysse de coller au plus près de Gus et d’Abel. Et le paradoxe n’est qu’apparent, car ces taiseux-là, c’est bien dans le non-dit qu’ils se révèlent le plus. C’est de cette relation à couteaux tirés que se dégage en creux le portrait de deux hommes aux rapports ambigus, dont on pressent assez vite qu’ils peuvent se dégrader pour un oui ou pour un non.
Pour un coup de feu ou une trace de sang dans la neige. Des éléments inexpliqués, qui surviennent au moment où Gus apprend la mort de l’abbé Pierre. Un autre hiver, loin de là… Sans qu’il se l’explique très bien lui-même, le paysan est affecté par cette nouvelle, qui fait remonter en lui des souvenirs familiaux enfouis. Et peu à peu, c’est toute l’histoire de cet homme que l’auteur livre par petites touches, laissant entendre que les zones d’ombre du passé sont liées à un présent de plus en plus étrange. Car Abel n’est pas seul à faire des mystères.
Il y a aussi cet évangéliste visqueux, qui vient frapper à la porte de Gus pour tenter de le convertir, comme le banquier qui avait tenté sa chance jadis en pure perte. Alors bien sûr, l’importun est éconduit de la même manière, mais ce genre de visite est toujours déplaisant. Surtout qu’à l’heure où son chien Mars est blessé par un animal non identifié, Gus a d’autres chats à fouetter. Il aimerait bien savoir, par exemple, qui est cet enfant qui marche pieds nus dans la neige… Mais peut-être qu’après tout, il serait préférable qu’il ne l’apprenne pas.
Avec Grossir le ciel, Franck Bouysse réussit donc la performance de faire rimer roman Noir et terroir. Grâce à son style très personnel et à un sens du suspense consommé, il donne une dimension inédite à l’expression « battre la campagne ». Ainsi y a-t-il quelque chose de terriblement douloureux et juste dans les trajectoires croisées de ces paysans sur le retour, écartelés entre des rancunes hors d’âge et des secrets qui auraient mieux fait de le rester. Difficile en effet de rester insensible au destin de ces vieux boxeurs écrasés de solitude, réunis pour un dernier round au clair de lune.
Chronique initialement publiée dans La Tête En Noir n° 194, septembre / octobre 2018.
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