Entretien avec Jérémy Bouquin

La bienvenue à toi dans cet antre de perdition. Lorsque nous visitons ton site (http://jrmybouquin.free.fr/), on s'aperçoit de la multiplicité de ton univers créatif. Polars régionaux et noirs, horreur, érotisme, nouvelles, scenarii de BD... en plus de la réalisation de courts métrages et autres. Peux-tu nous brosser en quelques lignes ton parcours, le début de tes écrits et dans quel domaine te sens-tu le plus à l'aise parmi toutes tes compétences ?
Merci de me recevoir chez toi. Comme beaucoup, j'ai commencé par écrire des nouvelles pour des fanzines, la radio. J'ai très tôt fait des courts métrages, de la réalisation de clips. Une adolescence un peu tumultueuse. Mais rien qui n'aboutit sur une professionnalisation sur le long terme. Alors j'ai fait des piges radios, télé, presse écrite, plusieurs documentaires avant de prendre une autre voie, plus sérieuse, comme travailleur social, éducateur. Cela ne m'a pas arrêté pour autant, j'ai continué d'écrire, du polar dès 1995, j'ai envoyé un premier manuscrit pour tenter de participer à la série du Poulpe. Un échec ! Mais je me suis accroché, j'ai participé à des concours de nouvelles, j'ai écrit des scénarios de films, de courts… des trucs gore, du noir… jusqu'à me relancer en 2011 sur l'écriture d'un premier polar régional, « Printemps de barges ». Je lis du polar, de la SF, du fantastique depuis que je suis gosse. Une littérature populaire, de genre, accessible à tous. C'est cela qui me plaît. J'ai envie de me tester un peu dans tout cela. De jouer avec les styles.
Tu sais que le gore est notre affaire. As-tu des auteurs de prédilection dans ce genre précis ? Notamment dans la fameuse collection GORE ?
Bien évidemment ! Adolescent, je me suis biberonné à la collection Gore (je crois même qu’il ne m’en manque que trois sur la centaine). Je ne connais pas toute la “lexicologie” ou “terminologie” du genre, mais entre slasher, la torture, le post apo, le porn, les massacres massifs… j’ai une petite préférence pour le slasher post-apo. J’aime quand le récit navigue dans la contre-culture. Là, tout de suite, j’ai deux auteurs majeurs qui me viennent : Joël Houssin et Laurent Fétis ! « L’écho des suppliciés » pour Houssin : pour le côté rock, la frénésie, ses personnages de femmes complètement dingues. Et Laurent (Brain Splash) Fétis : « La cervelle contre les murs » avec son style incomparable... qu’on retrouve d’ailleurs avec son roman noir « Le lit de béton » chez Baleine.
Puis il y Andrevon aussi, GJ Arnaud …
Ce que j’aime dans tout cela, c’est le côté “plaisir coupable”. Ces auteurs, des romanciers qui viennent du noir, du polar, de la SF qui bascule dans l’érotisme… Ils se sont amusés : Gore, c’était leur exutoire.
Avant d’entrer dans le vif, on va parler artisanat. Quelle est ta façon de procéder ? Fais-tu un plan ou des ébauches sur fiches cartonnées à petits carreaux avec un stylo feutre vert ou préfères-tu l’instinct où l’intrigue et les personnages prennent l’avance sur l’auteur ? Écris-tu tous les jours, ordi ou cahier ? Les français veulent savoir !
Méthodique et un brin névrosé, obsessionnel.
Je découpe, résume, me documente avant même de me lancer. Cela me travaille un bout de temps, j'y colle des codes couleurs, un tableur Excel...
Une fois satisfait, je laisse reposer, je vais sur un autre texte, je corrige un manuscrit. Puis j'y reviens, je redécouvre le récit, si je suis satisfait... là je me lance vraiment. Je dégage les dialogues surtout pour trouver les personnages, le rythme, puis la situation. Cela me donne une première version, dynamique mais sans style ni véritable force. Je passe à nouveau à autre chose, une trame par exemple. Puis j'y retourne. Là, je redécouvre le texte, je lui donne du corps, des décors, une météo…. Je termine souvent avec un texte trop gras sur cette version V2. Je laisse reposer, je pars sur un autre texte. Il m'arrive d'avoir trois à quatre manuscrits en parallèle.
Je corrige, réécrit, dégraisse, tape à l'os. Une nouvelle version apparaît. À cette étape, je fais relire à des tiers pour un premier avis ou je le propose à un éditeur. J'attends les retours. Si c'est pas bon, je reprends tout. Si cela convient à l'éditeur, le travail de réécriture s'engage avec lui sur la base de ses attentes éditoriales.
J'écris tous les jours au moins trois heures ; de cinq à huit heures du matin sans exception et plus le week-end (tout cela confortablement installé dans ma cuisine sur un coin de table à côté de la fenêtre qui donne sur le jardin). J'essaye au minimum de faire dix mille signes par jour. Outre la phase de recherche qui peut se retrouver sur des bouts de papier façon puzzle, je ne travaille qu'avec l'outil informatique : ordinateur, téléphone… je dispose d'un cloud qui me permet de travailler n'importe où.
Je n’ai lu qu’un livre de toi, on va donc s’intéresser à celui-ci : « Le croque-mitaine », paru chez Oskar en 2014. Même si il est annoncé comme “roman pour ados”, on lui trouve une certaine dureté. Cet univers presque carcéral pour enfants avec matricules est assez terrifiant. J’ai pensé à l’atmosphère des « Disparus de Saint-Agil » (Pierre Véry) et un climat se rapprochant de l’univers de Jeunet et Caro, notamment avec Caboche et son drain au niveau de la nuque. Quelles furent tes influences premières pour ce livre ? Quel a été l’élément déclencheur ?

L'internat !
J'y ai passé une partie de ma scolarité et j'ai adoré. C'était une expérience longue, formatrice, éducative et forte. Tu es confronté aux autres, aux incertitudes, à trouver des copains, vivre en groupe, partager ta chambre….
Un groupe parmi le groupe.
Puis il y a le temps de l'adolescence, les conflits, les amours, les doutes, mes expériences. J'avais envie de mêler tout cela, d'exploiter cette matière avec des sujets sociétaux, le fascisme, l'expérimentation génétique… Fallait aussi lui donner un ton, arrêter de prendre le lecteur pour un con. Le monde est dur. Les jeunes attendent aussi qu'on les bouscule avec des récits plus forts, plus âpres.
Pour l'univers, c'est de la dystopie avec une image qui pourrait coller avec celle des « Servantes Écarlates », la série télé. L'idée est partie de cette accumulation de faits divers autour de ces prisonniers chinois, condamnés à mort dont l'État vend les organes. Quand le communisme se mue en libéralisme. No morale. C'est cela qu'il faut défendre avec la littérature pour ados comme pour adultes : le message quoi qu'il arrive, avec le ton adapté.
De 16 à 18 ans, j’ai aussi connu l’internat et je peux affirmer que c’était la loi du plus fort qui prévalait. Ça m’a plus endurci que le service militaire ! Or, dans ton livre, on ne perçoit pas cette cruauté parmi les enfants (à l’inverse du cultissime « Sa Majesté des Mouches » de Golding). Plutôt une camaraderie empreinte de solidarité. Je prends pour exemple le personnage central “Siffleur” qui aime narrer des histoires aux enfants les plus jeunes pour les réconforter. À l’inverse, les surveillants sont froids, pragmatiques et pervers… voire calculateurs. On pressent aisément que la hiérarchie surpasse la naïveté de l’enfance dans un but bien précis. Crois-tu que l’âge adulte est une cassure profonde ? Qu’une frontière est franchie et que l’homme ne reviendra jamais en arrière ? Qu’un semblant de pouvoir empêche l’empathie ?
Je pense ou j'aime à croire que l'adolescence est une fracture - plus ou moins - brutale, qui sur un temps - plus ou moins long - laisse l'enfant devenir adulte.
Une parenthèse d'instants où tout est exacerbé : les expérimentations, la folie, l'amitié, l'amour, le sexe… Une période qui s'allonge dans les sociétés industrialisées, jusqu'à créer des adulescents. Et qui est plus courte dans les sociétés en crise, en guerre. Là, on devient adulte le plus vite possible.
L'adolescence, c'est la baromètre de la société.
C'est un peu cela qui résume le principe de mes personnages ados. Retranscrire l'état de l'univers dans lequel ils évoluent. Ce passage, cette fracture pourrait résumer « Le croque-mitaine ». On commence avec des enfants dans un monde clinique pour passer une fracture rapide et découvrir avec eux leur monde. Des mutations de corps, des surnoms, des valeurs communes… l'adolescence quoi ! Mais ce moment est court. Très court. La notion de baromètre devient terrifiante.
Je suis assez perplexe sur ce qui survient aux enfants à la fin. Sans trop spoiler, je parle des effets mutagènes. Je trouve que ça contraste avec l’aspect sombre de l’intrigue. Durant tout le récit, on navigue du polar à la dystopie sans arriver à se repérer totalement. Perplexe aussi sur le lieu car j’ai du mal à imaginer que cela pourrait être autorisé dans le pays concerné. Baser ce roman dans un futur plus lointain et dans un endroit fictif aurait sans doute eu plus de puissance. Cela n’enlève rien à la force de ton récit mais le dernier chapitre nous entraîne sur autre chose méritant une suite. Je sais aussi que c’est un roman pour ados malgré sa rudesse. As-tu envisagé une autre conclusion dans tes premiers jets ?
Adolescent, l'Internet grand public, le téléphone portable n'existaient pas. C'étaient des cabines téléphoniques, le minitel, on fumait dans les bars, les trains… j'ai 43 ans. Le monde change très vite. Une génération et bim : les réseaux sociaux, les identitaires aux pouvoir, la fin de la gauche, les OGM….
Et dans vingts ans ? « Le croque-mitaine » est une extrapolation. Tout cela c'est de la dystopie. Jouer des effets et de l'interprétation qu'ont les gamins de ce monde, la mutation comme une erreur. Et si l'homme était une erreur, le concept de langage, de communication… après tout l'erreur est monde. Nous sommes un animal avec ses faiblesses qui crée les routes, la voiture, l'ordinateur…. Une évolution qui nous a propulsé en haut de la chaîne alimentaire alors que ,même face à un loup, on peut y passer ! Quelle sera la prochaine étape ? En serons-nous responsables ? Oui j'ai travaillé sur une suite, des suites, pour exploiter l'univers mais aussi jouer avec ces gamins, d'autres aussi. Voir comment ils pourraient évoluer dans ce paradigme.
Comme moi, tu dois savoir qu’il est plus facile de pondre des pages que de trouver un éditeur. En parcourant ta bibliographie, on s’aperçoit que tu as multiplié ceux-ci. Quel regard portes-tu sur l’édition actuelle et ses méthodes ? Les micro-éditions sont légion, l’auto-édition est souvent un repaire d’écrivaillons qui dénaturent la prose, penses-tu qu’à notre époque écrire est devenue une perte de temps ? Beaucoup de travail pour peu de résultats.
J'écris.
Ce n'est pas une perte de temps, c'est un besoin.
J'y passe du temps, tout n'est pas bon. Écrire, c'est comme un sport, cela se travaille, faut s'entraîner, tester des trucs, jouer avec ses limites ...
Je ne pense pas qu'un auteur joue tout le temps la même partition. J'ai envie de jouer dans plusieurs domaines, j'ai besoin de savoir si cela fonctionne.
“L'éditeur à compte d'éditeur” défend une ligne, un point de vue. S'il aime ce que tu écris, il fait un choix : celui de mettre de l'argent pour te corriger, de créer un visuel, d'imprimer, de diffuser, d’en faire la promotion … en gros, il met un budget en place. Cela confirme qu'on croit au potentiel de ton travail.
Le top, c'est quand tu apprends de lui, qu'il te fait travailler ton texte. Je crois en la relation avec l'éditeur. Je ne suis peut-être pas très fidèle mais j'apprécie cette relation. J'aime aussi me tester, voir si je plais…
L'auto-édition, les microstructures, je ne sais pas quoi en penser … Proust s'est bien auto-édité ! La technologie actuelle le permet à moindre coût. Certains des grands auteurs actuels sont édités malgré des textes horribles. Je n'ai pas forcément d'avis.
L'édition est un business. Publier, imprimer… s'est démocratisé. Comme pour la musique, le cinoche…. c'est accessible à tous. Ce qui manque, ce sont les critiques, les prescripteurs, ceux qui vont lire et conseiller les lecteurs. Demain des algorithmes comme prescripteurs ? Tout cela est étrange et pourtant c'est le reflet de notre société, individualiste et capitaliste.
Comment trouves-tu des idées de romans ? Viennent-elles de tes lectures, de films ou ton cerveau est-il en perpétuelle ébullition ?
Le quotidien est riche d’informations à emmagasiner. Des chaînes d’infos en continu, de la presse, des rencontres que l’on peut faire un peu partout (boulot, bistrot…). Tout cela alimente cette petite bibliothèque mentale qui, de temps en temps, se met à s’interroger… Chaque livre débute toujours avec la même question : ET SI ? Et si il arrivait un truc comme cela ? Et si un type se trimbalait avec un cadavre dans son coffre ? Et si une femme de ménage nettoyait des scènes de crimes pour des monstres… et si ? Une fois l’idée lancée, le jeu des analogies, des histoires tordues, des détails prennent le dessus. Les idées viennent tout le temps, il n’y a pas de panne, de temps en temps des solutions un peu trop simples, des trucs un peu trop brouillons, mais, la solution, le travail de réécriture, des personnages prennent toujours le dessus. Puis il y a les instants magiques, ceux où l'improvisation, les personnages, la situation t’échappent et là tu te fais embarquer dans autre chose. Cela te dépasse. De temps en temps, c'est naze, mais cela reste toujours assez dingue. Comme si écrire te noyait dans un submonde, celui de ton surmoi, d’un rêve… Malgré tout, j’essaye toujours d’inscrire le récit dans le plausible, le réaliste, accompagner le lecteur dans quelque chose d’agréable à lire. J’aime quand c’est simple, facile. La lecture est un plaisir, celui du soir avant d’aller se coucher, celui du livre qu’on ne veut pas quitter, du personnage qu’on veut retrouver…
Un film culte, un livre de chevet et une série préférée ? Et surtout… un écrivain (ou plusieurs) dont tu possèdes toutes les œuvres et que tu ne peux t’empêcher de lire et relire ? Pour ma part, c’est Thomas Harris, Stephen King, Charles Williams, Céline, Orwell, Hemingway et Raymond Chandler. J’imagine bien un type comme Jim Thompson te concernant. Ou Joe R. Lansdale ?
C'est super dur ! Déjà, je suis fan de séries TV. J'en dévore par paquets de dix. Alors en choisir une… je ne vais pas être original. Je pense à « Breaking Bad » et une autre : « Boss ».
Du polar, noir et cynique. Une vision de la société qui détonne. On ne croit plus en rien. J'aime les Nihilistes : du prof de sciences qui vire cooker de meth et le maire d'une mégalopole américaine, corrompu jusqu'à la moelle Pour les films, « Chinatown » et « Blade Runner ». Des films d'ambiance, des variantes du hard-boiled et du western. Un traitement graphique, une écriture parfaite. Un livre de chevet… le début des « Racines du mal », (les cent premières pages, après Dantec s'est perdu). Et, « Le Petit bleu de la côte ouest » de Manchette. Un texte à l'os, vif.
Mes écrivains fétiches, c'est surtout ceux qui ont joué avec les univers, les furieux : Brussolo, Pouy, Villard, Slocombe, Bordage, Prudon, Breat Eston Ellis…. Il y en a beaucoup ! Puis les BD aussi. Je suis fan de planches, de comics books, de « Batman », « Daredevil » avec des auteurs comme Miller, Morrison, Moore… Mais aussi les BD françaises des premiers Bilal en passant par Mœbius.
Jim Thompson ? C'est vrai. Les redneck, les personnages taiseux, les culs-terreux… Mais je peine à savoir si la traduction ne nuit pas à la qualité originale du texte.
Je te rejoins complètement. Moi-même je suis un fan absolu des ambiances sauvages et burlesques, de « The Big Lebowski » à « Délivrance ». Nous te remercions chaudement pour cet entretien complet et riche. Une dernière question avant de te quitter : tes prochains projets ? Envisages-tu d’explorer des thèmes différents dans les prochaines années ? On te souhaite toute la réussite que tu mérites.
Là, je bosse sur plusieurs projets : une épopée en mode slasher de six opus, un polar pour ados, la suite de « Sois belle et t'es toi » et un scénario de BD. Normalement cela devrait me tenir jusqu'en janvier…. Après, on verra ! Sachant qu'il y a les sorties à venir, mais là c'est pas encore sûr alors je dis rien. Merci à toi.
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