R - Pascal Forbes

Très ardu de chroniquer un livre aussi oppressant, complexe, qui ne délivre pas tous les aboutissants. Dystopie tendance anticipation, l'intrigue se déroule dans un univers clos où de nombreuses machines (demi-sphères) distribuent des fluides nourriciers (on imagine le décor de Matrix). Les femmes sont utilisées pour la fécondation lors de processus basiques, déshumanisés. Chacun est identifié par un matricule et la caste supérieure par des numéros. Tout est divisé selon des normes fonctionnelles : les procréatrices, les enfants, les adolescents, les hommes, les vieux qui ont le rôle de gardiens (les Veilles), l'élite, les savants, les chirurgiens... Nous suivons deux personnages aux volontés bien distinctes : la femme veut fuir et voir ce qu'il y a dehors et l'adolescent (qui obtient un poste d'assistant-chirurgien) veut savoir et connaître les fondements et finalités pensés par ces êtres supérieurs dont le numéro 1 est aliéné.
C'est un texte très intelligent qui ne conviendra pas à tous car il faut vraiment entrer dans le récit pour en apprécier l'épaisseur. Même la narration est fluctuante selon les personnages. D'après l'auteur, elle est « tantôt intra, tantôt extra-diégétique. » Les influences sont multiples : on devine « Huxley pour la sélection humaine » (et le principe de vie accélérée pour ceux qui ne respectent pas les règles), « Orwell pour la surveillance constante, la déification du chef, le modelage de la réalité selon les besoins. » L'auteur cite également Asimov, Bukowski, Palahniuk, Queneau, Jarry, Pérec dans ses références. Côté cinéma, on peut envisager « Le bunker de la dernière rafale » de Jeunet et Caro (ou encore « Moloch » de Sokourov pour l'autocratie suicidaire) selon moi et un autre film que je nommerai plus tard.
Pascal Forbes m'a précisé sa vision des choses (par mail) en ces termes : « … le trait commun entre tous ces auteurs, c'est leur aspect engagé dans le démontage systématique de leurs sociétés, qui même dans des périodes assez espacées dans le temps, restent semblables : des systèmes pyramidaux où ceux qui sont en tête restent en tête, ne partagent pas le pouvoir, ont des connaissances – assez limitées et théoriques – sur un maximum de sujets ; et surtout, peuvent disjoncter du jour au lendemain et faire péter le Monde. En fait, c'est du social, des luttes sociales, des personnes réduites à un boulot ingrat, droguées pour plus de docilité et gavées de bouffe de merde issue de la sueur d'autres travailleurs (NDLR : nous sommes proches de « Soleil Vert »). La trame, elle est aussi simple que ça, c'est une large parabole de la société actuelle, savamment déguisée – non pas parce que je me pense plus savant qu'un autre, mais parce qu'elle est justement abordée sous un angle savant, avec toutes ces opérations et ce mal qui ronge la colonie... »
En parallèle, une encéphalopathie spongiforme décime la population et des expériences sont tentées pour en trouver l'origine. Ces médecins maudits sont bouffis de vanité et leur machiavélisme est similaire à leur cruauté. En sus, on se demande si cette micro-société cloisonnée n'est pas une sorte de bulle intemporelle alimentée par des machines et qu'il doit en exister des milliers d'autres. J'extrapole car il est difficile de s'orienter dans un tel récit tentaculaire. La domination pyramidale est-elle un concept adopté par des protocoles communs par les éventuelles autres colonies ? C'est donc un ouvrage qui m'a conquis avec ses fins ouvertes et c'est un des rares romans qu'il faut relire deux ou trois fois pour sortir du brouillard et extirper tous les indices.
Je vous laisse découvrir où se trouve cette colonie, qui ajoute un désarroi complet sur notre lecture antérieure des premiers chapitres. Tout notre raisonnement s'effondre, totale manipulation de l'auteur à occulter les repères matériels, visuels et terrestres. L'impression générale du roman m'a fait songer à « Metropolis » de Fritz Lang et sa dualité classe dirigeante versus sous-hommes. Mais je maintiens mon opinion : « R » est anxiogène et en déroutera plus d'un. Pascal Forbes le dit mieux que moi à ce sujet : «... je trouve que la poésie passe par une certaine forme d'incompréhension, ou du moins par le fait que chacun puisse trouver un sens personnel à quelque chose qui n'est pas forcément saisissable de prime abord. » Pour certains, ce roman sera insondable et énigmatique pour d'autres. Les avis seront partagés, controversés, engagés, contestataires... et ce sera rendre honneur à ce livre atypique et non consensuel. Du Tarkovski scriptural.
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