Le sourire contenu - Serge Quadruppani

Sous un regard ultraviolet : Le sourire contenu, de Serge Quadruppani.
Le sourire contenu, c’est l’histoire d’une obsession. L’obsession de Mark Senders, dessinateur américain en rupture de ban et d’arrière-ban, pour une paire d’yeux violets et un sourire mystérieux découverts, entre autres charmes plus explicites, sur une photographie qui ne lui était pas destinée. Mais la destinée, justement, a parfois de ces caprices qui vous changent une vie. Ou qui l’abrègent. Car Mark n’est pas le seul à s’intéresser à l’étrange regard de Sofia.
En effet, Le sourire contenu est un roman noir. Et comme très souvent dans les romans noirs, tout commence par un crime. Un crime qui pourrait bien en annoncer un autre. Il est vrai que de la femme forcément fatale à celui qui l’a condamnée à mort, il semble n’y avoir qu’un pas… Sauf que les choses s’avèrent beaucoup plus compliquées qu’elles ne paraissaient a priori, et Mark va se trouver embarqué dans un voyage tortueux qui le mènera au bout du monde.
Voilà un roman qui sort des sentiers battus, et ce dans tous les sens du terme. De New York à Hong Kong en passant par la Chine et le Cambodge, Serge Quadruppani embarque son lecteur pour un road-trip halluciné durant lequel le protagoniste principal semble flotter en permanence dans une espèce de brouillard poisseux. De fait, le parcours de Mark s’apparente davantage à une errance qu’à une enquête. C’est ainsi que tout comme lui, on a parfois du mal à distinguer la séparation entre rêve et réalité, d’où l’aspect quelque peu « déformé » de certaines de ses visions. Lesquelles n’en sont pas moins frappantes, bien au contraire…
Dans « violet », il y a « viol », et derrière Le sourire contenu se dissimulent toutes sortes d’intérêts divergents et autant de moyens plus ou moins avouables de parvenir à ses fins. Le tout est de savoir qui manipule qui, et dans quel but. Quel est le lien entre Edward Morgan, riche industriel américain assassiné à New York, Sofia Tadzé, représentante des Nations Unies pour les réfugiés et « Le Prof », chef secret de l’Angkar, l’organisme mafieux des Khmers rouges ? Et que vient faire Mark Senders dans cette petite histoire, au moment précis où la grande Histoire va ramener Hong Kong dans le giron de la Chine dite « populaire » ?
L’illustrateur croisera encore bien d’autres personnages étranges avant de parvenir à démêler la toile d’araignée dans laquelle il s’est englué. Le tout jusqu’à une révélation finale assez sidérante, qui débouchera sur un marché des plus cyniques. Mark n’avait certes rien d’une oie blanche quand a débuté son périple, mais sa conclusion l’a définitivement transformé. Reste à savoir si ce sera pour le meilleur ou pour le pire… Entre manipulations retorses et meurtres sanglants d’un côté, et amour fou et don de soi de l’autre, Serge Quadruppani parvient ainsi à trouver un fragile équilibre entre roman noir et roman initiatique, le tout sur fond de cauchemars opiacés et de tensions sociopolitiques.
Guère étonnant dès lors qu’un livre présentant de telles qualités ait été publié une première fois au Fleuve Noir en 1998. Et quand on constate que Jérôme Leroy le réédite aujourd’hui dans le cadre de la « carte noire » qui lui a été attribuée par les Éditions La Table Ronde, on se dit que l’affaire est d’une cohérence redoutable. Surtout quand on se souvient que les deux hommes ont déjà collaboré en 2005, à l’époque où Jérôme dirigeait la trop éphémère collection « Novella SF » aux Éditions du Rocher. Du talent, et de la fidélité en amitié…
Chronique initialement publiée dans La Tête En Noir n° 188, septembre / octobre 2017.
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