La Princesse de Crève - Kââ

L’héritage du serpent : La princesse de Crève, de Kââ.
1984. Silhouettes de mort sous la lune blanche, le premier roman signé Kââ, est publié dans la collection Spécial Police du Fleuve Noir. Quelques mois plus tard, La princesse de Crève paraît à son tour ; même éditeur, même collection… mêmes punitions infligées avec compétence par un tueur gastronome et philosophe. Mêmes succès public et critique. Pourtant, si la première aventure de « Monsieur Cinquante », le héros récurrent et anonyme de Pascal Marignac, bénéficiera de plusieurs rééditions, la deuxième histoire où il apparaît devra attendre plus de trente ans avant de connaître une nouvelle vie.
Incompréhensible ? Oui et non. Car durant les années 90, le Fleuve Noir a entrepris de creuser sa propre tombe en se suicidant artistiquement. Ce qui a le mérite d’être original. Un peu comme si Gallimard décidait de ne plus rééditer Manchette, voyez-vous. Alors Kââ disparaît, au figuré d’abord, puis, mille fois hélas, au propre en 2002. 2016. Les Éditions de La Table Ronde ont la grande idée d’adresser une « carte noire » à l’indispensable Jérôme Leroy. Un an plus tard, l’auteur du Bloc et de L’ange gardien dégaine un carré noir miraculeux où figure La princesse de Crève. On a failli attendre…
Sans doute le plaisir de se replonger aujourd’hui dans ces troubles années 80 n’en est-il que plus vif. Sans doute. Mais s’il faut (re)lire La princesse de Crève en particulier, et Kââ en général, ce n’est pas par nostalgie, ou en raison d’un de ces insupportables diktats vintage boboïsants. Non. Il faut lire et relire Kââ pour la violence, pour l’insolence et pour l’élégance. Une sainte trinité présentée avec un certain panache page 184 : « Tu as des flingues, la meilleure tueuse d’Europe avec toi et une belle automobile. Aussi un joli juge d’instruction qui fait l’amour avec la tueuse qui dit avoir envie de coucher avec toi ».
Ne pas se fier cependant à cette apparente légèreté. Kââ, c’est d’abord des excès épouvantables en tout. Alcool, cigarettes, bonne chère et bonne chair, mais aussi torture et tueries à tous les étages et parfois tout en même temps ou presque. Avec des audaces formelles assez insensées (voir page 208 cette longue séquence d’un érotisme aussi torride que glaçant, constituée d’une douzaine de phrases consécutives commençant par « Et »), auxquelles répondent quelques scènes proto-gore : « Son ventre, aussi, était une plaie rouge. Dans la mort atroce, elle était très belle. » (Page 251). Kââ fut appelé Corsélien dans une autre vie : séparer les deux entités aurait autant de sens que de distinguer Eros et Thanatos.
Eros et Thanatos qui dans La princesse de Crève portent à tour de rôle les noms de Michelle Le Troadec et Delphine Van der Hallen. Car si l’auteur ne nomme jamais son tueur « romantique » de protagoniste principal, les autres personnages sont clairement identifiés. Et du truand Markos au fasciste Francesco di Brisighella, en passant par l’avocat Chalins et le sénateur Trapes, il y a dans l’air comme une odeur de charogne. Mais « Monsieur Cinquante » dispose de ses propres broyeurs d’ordures. Le genre de broyeur qui fait des très gros trous…
Reste bien sûr ce titre. Michelle et Delphine sont toutes les deux très belles, très intelligentes et très dangereuses. Mais elles sont deux, et il n’y a qu’une princesse de Crève. Difficile dès lors pour l’auteur de conclure sa road story sans faire rimer princesse avec tristesse. Et difficile pour le lecteur de rester insensible à cette larme ultime, venant balafrer d’une traînée rosâtre le sanglant tableau d’ensemble.
Chronique initialement publiée dans La Tête En Noir n° 189, novembre / décembre 2017.
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