Brussolo

Publié le par Léonox

 

Toutes les facettes de l’angoisse et du mystère :

petite introduction à l’œuvre de Serge Brussolo

 

 

Trente-cinq ans. Voilà trente-cinq ans que, tel un Sisyphe mutant, Serge Brussolo balance des pavés de métal noir dans la mare d’une fiction française stagnant sur des « acquis » (sociaux ?) hors d’âge. Trente-cinq ans, de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir au poste de directeur de collection aux éditions du Masque, sans oublier une fameuse série de dix romans d’épouvante chez Gérard de Villiers rééditée plus tard dans le cadre d’une fausse « intégrale » (24 titres seulement) chez Vauvenargues. Et tant d’autres encore. Plus de cent vingt livres. Une production monstrueuse, acharnée, due à un imaginaire volcanique perpétuellement en ébullition, et dont les laves acides ont abordé tour à tour les rives de l’Anticipation, du Fantastique, de la Fantasy et du Thriller pour mieux les rendre poreuses… Car par où cet homme est passé, si l’herbe repousse, elle n’aura plus jamais la même couleur.

 

Comme tous les électrons libres et les vrais créateurs, Brussolo est en effet toujours à l’étroit – son don pour décrire des intérieurs oppressants (Catacombes, Sécurité absolue) en témoigne autant qu’un goût pour les décors « vivants » et changeants (Cauchemar à louerLa croix de sang). Le tout en termes plus directs donnant ceci : s’il maîtrise à la perfection les genres dans lesquels il évolue (mieux vaudrait dire en l’occurrence « qu’il fait évoluer »), il s’en sert sans cynisme mais avec une puissance visionnaire telle qu’il peut faire table rase de toutes leurs figures imposées. Peintre des névroses en devenir et des phobies en trompe-l’œil, l’homme n’aime rien tant que semer le doute dans l’esprit de ses lecteurs, et son écriture fiévreuse, charnelle, traversée de fulgurances stylistiques aux antipodes de l’effet facile est toute entière au service d’une atmosphère vénéneuse participant activement à l’intrigue.

 

Ainsi use-t-il avec une savante perversité de l’angoisse, de la peur, et du moment béni du « bas les masques », à la fois choc frontal, point de non-retour et soulagement terminal. De fait, Brussolo préfère asséner d’emblée nombre d’images-choc, qu’il prend plaisir à désamorcer ensuite, laissant entendre que ses personnages sont victimes d’autosuggestion… pour finir par laisser monter la marée du Fantastique… ou pas ! À la fois clé de voûte et marque de fabrique, cet ambigu va-et-vient entre menace et mystère se répète dans des romans a priori très différents les uns des autres. Et pourtant… Que l’auteur explore des mondes légendaires (Le roi squelette), médiévaux (Le château des poisons), contemporains (Armés et dangereux) ou futuristes (Rempart des naufrageurs), nul n’y est à l’abri de « La peur qui rôde », et surtout pas des protagonistes tous plus faillibles les uns que les autres.

 

L’œuvre de Brussolo comporte par ailleurs d’autres constantes, dont se distingue la mythique ville d’Almoha, trait d’union entre les nombreux diptyques, trilogies et autres mini-cycles où l’on retrouve des personnages récurrents. Le plus représentatif d’entre eux est sans aucun doute l’omniprésent David Sarella, véritable double de l’écrivain, qui hante une grande partie de sa fantastique production. Une production en évolution permanente, car l’auteur, éternel insatisfait, ne cesse de revenir sur ses écrits passés. De fait, on ne compte plus ses romans revus et corrigés de fond en comble avant d’être réédités sous des titres différents. Et même s’il n’est pas interdit de préférer les très baroques Ambulance cannibale non identifiée et autre Enfer vertical en approche rapide d’origine aux presque trop sobres L’ambulance et Enfer vertical, force est de constater après relecture que seuls les titres ont été lissés…

 

Aussi surprenant que ça puisse paraître aujourd’hui, de nombreux livres signés Serge Brussolo ont dû en effet subir des coupes et des aménagements plus ou moins conséquents lors de leur première publication. Que ce soit pour des raisons de forme (la maquette assez rigide de la collection « Anticipation »), de fond (en fonction du public ciblé, certains romans sont passés du label « jeunesse » au label « adulte », et inversement) ou de circonstances (un changement d’éditeur au milieu d’une série), il a parfois fallu attendre plus de vingt ans avant de lire les versions director’s cut de certains ouvrages. Un vrai défi pour les bibliographes, un régal pour les lecteurs les plus gourmands, qui peuvent ainsi redécouvrir sous un jour nouveau des histoires qu’ils ont aimées par le passé, mais aussi, et surtout, l’occasion pour l’auteur de donner davantage de corps aux multiples fantômes et fantasmes qui le hantent.

 

Impossible par conséquent de conseiller un livre de Brussolo en particulier dans le cadre trop étroit de ce seul article. Je n’en ai d’ailleurs jamais chroniqué aucun. Et pourtant, j’en ai lu une bonne soixantaine… Mais justement. Il est des génies qu’on ne saurait mettre en bouteille, et l’œuvre phénoménale de celui-ci s’apparente à une jungle inextricable. Une jungle malade, mutante et fascinante. Alors choisissez n’importe lequel de ses romans en fonction de vos genres préférés (y compris ceux signés sous les peu transparents pseudonymes d’Akira Suzuko, Kitty Doom ou D. Morlok) et vous sentirez monter après l’avoir lu – d’une seule traite, j’en suis persuadé – l’impérieuse envie… d’en dévorer un autre ! Comme si la frénésie de l’auteur était contagieuse. Comme si sa volonté de revisiter ses écrits en permanence rendait toute conclusion impossible. En tout cas, une chose est sûre : l’inventivité démente de cet auteur hors-norme devrait vous assurer de longues nuits sans sommeil…

 

« Aujourd’hui, les éditeurs ne savent dire qu’une chose : faites-nous du Stephen King, faites-nous du Tolkien ou refaites-nous Le silence des agneaux. Comme si on pouvait refaire un livre qui a déjà été fait. Moi, je sais faire du Brussolo, un point c’est tout. » Also sprach Serge Brussolo. Un point c’est tout, et dans ce cas, ça ressemble fort à un point final. Libre à chacun de lire King, Tolkien et/ou Harris. Pour ma part, je n’échangerai jamais mon baril de Brussolo contre dix barils de Seigneur des agneaux ou de Silence des anneaux.

 

 

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P
Bel article, consacré à un auteur qui possède une sacrée science des titres ! Quel régal : "Enfer vertical en approche rapide" ou encore "Ambulance cannibale non identifiée"... Ou encore "L'homme aux yeux de napalm" ou "Le puzzle de chair". J'adore.
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L
Huit mois plus tard...<br /> Toutes mes excuses, Philippe, mais je ne découvre ton commentaire qu'à l'instant. Oui, je suis d'accord avec toi : certains titres de Brussolo sont incroyables. A eux seuls, ils tordent le cou à l'idée reçue selon laquelle seuls les titres brefs seraient efficaces. <br /> Merci de m'avoir lu, et merci pour ton appréciation.