Noir et rouge, vu par Marie Latour

Publié le par Léonox

 

 

L’auteur qui se cache derrière le double pseudonyme d’Artikel Unbekannt et de Schweinhund signe le recueil de nouvelles Noir et rouge sorti il y a un an déjà aux éditions Rivière Blanche. Les chroniqueurs qui l’ont lu jusqu’ici ont beaucoup insisté sur la dichotomie annoncée dans le titre entre la couleur rouge et la couleur noire, entre la violence brutale et le froid désespoir. L’auteur lui-même insiste d’ailleurs beaucoup sur ce point dans l’interview qu’il donne à Zaroff à la fin du livre. Et c’est vrai qu’il s’installe une vraie dualité et complémentarité au fil des pages entre les textes « noirs », initialement publiés sous le pseudonyme d’Artikel Unbekannt, et le rouge des nouvelles écrites par Schweinhund (un pseudonyme qui a d’ailleurs signé le roman Bloodfist paru aux éditions Trash.)

 

Pourtant, en refermant l’ouvrage, c’est un autre détail qui a attiré mon attention : la couverture signée par l’illustrateur Hari Wald. Elle représente un homme habillé de noir qui tient devant son visage hâlé de rouge un masque en forme de loup. Hari Wald a, à mon sens, su parfaitement capter l’essence du recueil. D’abord, parce que le masque, le loup, sont omniprésents dans le recueil. Mais aussi parce que cet objet représente parfaitement la dichotomie établie entre Artikel Unbekannt et Schweinhund : un auteur unique qui se masque derrière deux pseudonymes pour mieux surprendre, interpeller, choquer. Surtout, ce loup est un symbole qui sert presque de ligne conductrice à l’ouvrage. Parce qu’il représente d’abord dans l’imaginaire collectif la dissimulation. Celle que les personnages utilisent pour cacher leurs réelles intentions, celle du texte qui camoufle son sens profond, celle enfin de l’auteur qui avance masqué pour mieux sauter à la gorge du lecteur.

 

Cependant, le loup représente également la dichotomie : celle qui sépare traditionnellement l’homme masqué et l’homme qui s’offre au regard. Bien sûr, cela évoque la quasi-schizophrénie de l’auteur positionné entre ses deux pseudonymes, le noir Artikel Unbekannt et le rouge Schweinhund comme le suggère l’écrivain Sébastien Gayraud dans sa chronique. Mais cela va plus loin. Car cette dichotomie est intriquée dans le cœur de recueil : les personnages se répondent entre eux, comme des doubles fantomatiques d’une même entité, les récits se transforment en échos de références culturels partagées, les mots s’opposent et se confrontent pour mieux frapper. Enfin, le loup, représente le mystère de celui qui se cache et se travestit – essence même d’un recueil qui pose d’inextricables énigmes n’appelant pas toujours à être déchiffrées. Il se place là où la raison cède, et où le fantasme, le rêve ou le cauchemar interpellent.

 

L’ouvrage est divisé en quatre parties : la première, Slices of death, renvoie au cinéma de Jean Rollin et de Jess Franco avec une esthétique hachée, douloureuse. Pulp is not dead, ensuite, revisite les classiques de la littérature populaire française et américaine tandis que No future explore les thèmes du genre post-apocalyptique. Enfin, White trash regroupe les écrits de Schweinhund, sortes de courtes convulsions expérimentales situées dans l’univers du Trash et du gore.

 

« Slices of death » :

À mourir de rire : Cette nouvelle n’est pas ma préférée du recueil. Elle est d’abord parue dans l’anthologie fantastique annuelle des éditions Malpertuis. Je dois cependant reconnaître qu’elle constitue un exercice de style savamment exécuté. Cette histoire d’un jeune homme obsédé par le rire de sa sœur jusqu’au délire psychotique démontre toute la virtuosité verbale d’Artikel Unbekannt. L’autrice Catherine Robert parle d’ailleurs, avec raison, d’écriture « hallucinée » pour en définir le ton.

Rouge : Poursuivant son analyse des petites névroses et grosses psychoses, Artikel Unbekannt explore les tréfonds de l’âme d’un aliéné avec une anti-religiosité toute iconoclaste. Ce texte a d’abord été publié dans le recueil Histoires d’aulx des éditions ImaJn’ère et Sous la Cape.

 

Passé décomposé : Premier coup de cœur de l’ouvrage, ce récit inédit, loin d’être une simple histoire d’amour malheureuse, emporte par son mystère. Les personnages, énigmatiques, y sont dignes d’un bon film du genre. Cette nouvelle constitue une réflexion nostalgique sur la capacité de l’humain à se perdre chaque jour un peu plus en détruisant ce qu’il aime.

 

Jaune : Poursuivant son exploration psychotique, Artikel Unbekannt nous place dans la peau d’une criminelle aliénée en utilisant deux thèmes fantastiques très présents dans le recueil : celui de la métamorphose humaine et de la manipulation. Ce texte est aussi le premier hommage de l’ouvrage, rendu ici au genre cinématographique Giallo. Il a été initialement publié en 2011 dans le recueil Histoires d’aulx.

 

Retour aux sources : Cette agréable nouvelle sur le thème des secrets de famille intrigue le lecteur jusqu’à la découverte de l’inavouable.

 

À feu et à sang : Magnifiquement chroniquée par l’autrice Sarah Buschmann, cette nouvelle constitue un second coup de cœur. Toujours sur le thème du « on détruit mieux ce que l’on aime », elle rend hommage à deux références de la cinégraphie populaire. Elle explore ainsi l’inexorabilité de la perte de soi sur fond de sensualité et de désespoir. Ce très beau récit a été initialement découvert par les éditions Rivière Blanche et publié dans L’almanach des vampires 2.

 

« Pulp is not dead » :

Cette partie, très vivante et fascinante, est aussi l’une de mes préférées. Elle constitue autant d’hommages à la littérature populaire et aux comics. Pourtant, je ne connaissais que deux des références utilisées – avouant ainsi mon inculture. Ce qui ne m’a pas gênée dans la lecture de ces textes, qui ne tombent pas dans le private joke. Et même, sans doute ces références littéraires leur donnent-elles une coloration particulière qui éblouit et interpelle.

 

Dark night : Cette jolie nouvelle explore les origines de la vocation en mettant en scène deux célèbres personnages des comics américains. Si j’ai assez vite deviné leurs identités, il n’en reste pas moins à la fin de la lecture un sentiment d’amusement assez rare dans cet ouvrage. Félicitations aux éditions ImaJn’ère et Sous la Cape qui ont les premières publié ce récit dans l’anthologie U-Chroniques.

 

La tension de la stratégie : Troisième coup de cœur de l’ouvrage, ce récit est aussi mon préféré. Écrit dans un style digne d’un polar dans l’Italie des années 1975, il questionne l’activisme politique du XXe siècle en mettant en scène un puissant métamorphe recherché par deux dualités. Les identités s’y répondent dans un entremêlement constant jusqu’à se confondre, chacune se faisant l’écho de la précédente dans une poétique de l’âme humaine. J’aurais beaucoup aimé la découvrir lors de sa première parution en 2013 dans l’anthologie Dimension Super-Héros 2.

 

Alienation : Éditée une première fois dans le recueil Créatures 2 en 2015 de l’Association Otherlands et à l’époque chroniqué par Françoise Grenier, cette histoire aux faux-semblants de SF rend hommage à un classique du cinéma populaire. Il fait cependant le choix de déplacer la focale en la plaçant du point de vue d’un androïde. Ce choix narratif donne au texte une force métaphysique qui évoque le sacrifice d’une intelligence artificielle pour une cause à laquelle il a été programmé et condamné. Cependant, la fin est trop semblable à l’original à mon goût pour ne pas se dévoiler au lecteur à mi-parcours.

 

Le masque et la marque : Encore une nouvelle qui m’a beaucoup marquée sur le thème du métamorphe humain et du glissement d’identités. Là encore, de belles dualités de personnages sont au rendez-vous, et les figures de Léonox et Méphista sont conviées à la fête. À n’en pas douter, cette approche désespérée du genre humain n’aurait pas déplu aux concepteurs de ces personnages Paul Béra et Maurice Limat. Ce très beau récit a encore une fois su être repéré par les éditions Rivière Blanche, qui l’ont édité dans leur anthologie Les Compagnons De l’Ombre 13 en 2014.

 

Le péril jaune : Là encore découvert par Rivière Blanche en 2016 dans Les Compagnons De l’Ombre 19, ce récit se veut un hommage à André Caroff et Henri Vernes. Il convoque ainsi les personnages Miss Ylang-Ylang et Mme Atomos dans un récit s’annonçant comme un bon polar, mais finissant sur une note un peu décevante…

 

Travaux forcés : Malgré les qualités d’écriture dont a toujours fait preuve Artikel Unbekannt, je suis restée un peu en dehors de ce récit qui abuse du private joke. Cela reste tout de même un bel hommage à Pierre-Alexis Orloff.

 

« No future » :

Cette troisième partie écrite sur fond de post-apocalyptique a confirmé la très belle impression laissée par la deuxième, et comprend à nouveau quelques magnifiques coups de cœur.

 

Japon, année zéro : Plébiscitée par toutes les chroniques publiées sur Noir et rouge jusqu’à présent, cette nouvelle constitue pour moi un nouveau coup de cœur. Au milieu de la catastrophe nucléaire du Japon en guerre, le récit met en scène les relations de rivalité, haine et amour entre trois personnages qui se répondent comme des doubles ou des alter-égos pour finir par fusionner ensemble. Véritable tragédie fantastique, elle laisse une impression brutale de fascination/répulsion surmontée d’une réflexion intelligente sur l’identité et le destin humain. Merci à ImaJn’ère d’avoir le premier fait sortir cette nouvelle de l’ombre dans l’anthologie Rétro-fictions.

 

Angst : Ainsi arrive mon dernier coup de cœur de ce recueil. Situé juste après le cataclysme nazi dans un Berlin dévasté, ce magistral récit met en scène deux anciens officiers SS tentant de raviver le souffle de la destruction dans des esprits anéantis… Un jeu dangereux qui peut à tout moment se retourner contre eux ! Cet inédit singulier sur fond de fantastique pose la question de la possibilité de la résilience dans un traumatisme collectif mal digéré.

 

Caïn et la belle : Découvert une nouvelle fois par les éditions ImaJn’ère dans le recueil Riposte Apo en 2014, ce récit post-apocalyptique pose la question de l’autodestruction de l’humanité et de son impossible résilience à travers un personnage amnésique, seul rescapé de la catastrophe. A la recherche d’une mémoire plus que d’une vie, ce survivant nous entraine dans sa recherche de l’histoire humaine. Si j’ai beaucoup aimé ce récit, malheureusement, sa fin peu limpide ne m’a pas permis de lui attribuer le statut de coup de cœur.

 

« White trash » :

Déjà, nous entrons dans la dernière partie du recueil qui est aussi celle que j’aime le moins : elle est signée de la main du Schweinhund (le « cochon-chien » en allemand) ; c’est sale, dérangeant, expérimental et iconoclaste. J’avoue m’être trouvée un peu mal à l’aise devant ces textes abrupts, corrosifs, et pour certains peu limpides. Je suis en effet plus adepte de la « froideur » mystérieuse de l’Artikel Unbekannt que de la folie enragée du Schweinhund… Une opinion pas toujours partagée par les autres lecteurs. En effet, les chroniques de Catherine Robert, Sarah Buschmann et Steve Martins plébiscitent toutes très largement ces courts récits sinueux et torturés. Des goûts et des couleurs…

 

1985-1990 : Publié dans l’anthologie Dimension Trash de Rivière blanche, ce récit ciselé est un véritable hommage à la collection « Gore » des antiques éditions Fleuve noir. Il peut d’ailleurs se lire comme la déclaration d’amour d’un lecteur assidu à un genre et à un éditeur.

 

La chambre noire : L’histoire d’ébats sexuels – ou quand la réalisation d’un fantasme conduit à son autodestruction… Cette nouvelle est également parue dans Dimension Trash en 2015.

 

Légion : Également paru dans Dimension Trash, ce récit d’amour et de mort est d’un travail formel impeccable.

 

Quinze minutes : La réalisation d’un fantasme morbide a un prix… Que ce soit financier ou psychologique. Récit également paru dans Dimension Trash.

 

Bon sang ne saurait mentir : Une histoire d’adultère morbide paru dans Dimension Trash.

 

Löwenacht : Dans ce nouveau récit initialement publié dans Dimension Trash, Schweinhund prend plaisir à se jouer de nos interdits culturels avec l’évocation du cannibalisme.

 

Profondo nero : Un texte un brin obscur sur fond de viol et d’inceste également paru dans Dimension Trash en hommage à Dario Argento et John Carpenter.

 

Contre-nature : L’épineuse question de la relation mère-enfant est évoquée ici à travers le récit d’une grossesse avortée. Ce texte est initialement paru dans l’anthologie Les Contes Rouges des Artistes Fous Associés.

 

SOS : J’ai beaucoup apprécié cet inédit énigmatique porté par une chute magistrale ! Je n’en dirais pas plus…

 

Confrontation : Ce récit initialement publié dans Les Contes Éthyliques de l’association des Artistes Fous Associés m’a beaucoup marquée par la force qu’il dégage malgré une apparente simplicité d’écriture. Sans avoir recours à une déferlante d’hémoglobine, l’auteur installe en quelques lignes une violence sociale impressionnante.

 

L’altro inferno : Inspiré des films de Bruno Mattei, Claudio Fragasso et Ken Russell, ce récit à l’ambiance soignée est porteur d’une violence iconoclaste. Dommage qu’il soit si difficile d’accès !

 

Blutwurst : Après l’exploration du cannibalisme, de l’inceste, de l’avortement et de la religion, Schweinhund poursuit l’invocation des interdits avec la pédophilie.

 

L’œil du serpent et Corps et liens : Je n’ai pas bien compris le sens de ces textes qui se veulent des hommages à l’auteur Kââ/Corsélien, que je ne connais pas. Ils ont été initialement publiés dans les recueils Corps et liens 1 et 2 de Rivière Blanche. Pour la première fois, Schweinhund sombre ici un peu trop dans le délit d’initié…

 

Au final, j’ai beaucoup aimé ce recueil de nouvelles qui doit se lire doucement et intensément tant il regorge de niveaux de lecture. Et j’ai fini par me demander s’il n’était pas au fond qu’une mise en abyme de son auteur ? Une tranche de lui-même qu’il offre au cannibalisme du lecteur, avec ses peurs et ses doutes, ses fantasmes et son nihilisme, où les parties de lui-même se répondent en échos dans un inextricable dialogue intérieur. D’ailleurs ne dit-il pas dans l’interview finale écrire « dans la douleur », présentant ainsi presque sans masque son « intimité profanée » ?

 

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