Noir et rouge, vu par Steve Martins

"Dur, dur, de passer après les magnifiques chro' déjà reçues par Noir et rouge. Car je me rends compte qu'il y a en effet beaucoup à dire sur ce recueil sans savoir en même temps par quel bout commencer. Il y a déjà cette plume, élégante, racée et tout à la fois crue et viscérale. L'art de nous trouer le bide, tout en enveloppant le verbe d'un voile poétique et mortifère. Tout en respectant les codes littéraires, l'auteur se joue des règles, déforme le sens des mots en employant d'infinis et troubles jeux de miroirs à travers desquels il aime à égarer un lecteur de plus en plus incertain ; macabre labyrinthe duquel on ne ressort jamais indemne.
Car au-delà de ce style fascinant, ne cessant jamais de se réinventer lui-même au cours des pages et des lignes, il y a aussi cette dualité. Dualité entre le noir et le rouge, dualité entre deux faces d'un même marionnettiste ; Artikel se cachant derrière le masque du Chien-Porc et vice-versa. Qui tient la plume, qui souffle les images ? Le réel se dissout peu à peu dans le spectre du fantasme, jusqu'à ne plus laisser qu'une brume opaque et poisseuse de laquelle s'échappent des fantômes d'images volées à notre inconscient – puissantes, saisissantes, laissant au lecteur de nombreuses pistes d'interprétations. C'est d'ailleurs l'une des grandes forces des textes réunis ici : ne jamais avancer une vérité unique sur le pourquoi du comment, mais plutôt laisser des portes ouvertes où chacun pourra se faire sa propre idée. Tout en y apportant du sens. Je ne disséquerai pas chaque texte l'un après l'autre, mais donnerai simplement un avis général sur chacune des 4 parties composant ce recueil :
Slices of Death : Je connaissais déjà certains de ces textes, mais les retrouver réunis ici au sein d'autres inédits leur donne une force supplémentaire. Je ne connais pas grand-chose aux giallos (hormis quelques Dario Argento visionnés il y a de lointaines années), mais j'ai retrouvé dans certains de ces textes une récurrence des figures typiques de ces films. Des tueurs masqués aux femmes vénéneuses, jusqu'au fardeau de ces obsessions conduisant inéluctablement à la mort ou à la folie, chaque protagoniste possède ici sa part d'ombres. Assumée ou pas. Et toujours ce mélange baroque et stylisé entre fantasme et réel, où l'un ne cesse d'empiéter sur le territoire de l'autre, jusqu'à perdre complètement pied. Et toujours en distillant ci et là des pistes d'interprétations ou de sens caché, se révélant pleinement après une nouvelle lecture.
Les ambiances sont réussies, lourdes, pernicieuses ou parfois complètement hallucinées et j'ai adoré me perdre dans ces dédales (comme dans "Rouge", où l'on suit pas à pas la dégradation d'un esprit vers la folie... avant de nous rendre compte peut-être qu'"autre chose" est à l'œuvre derrière : un grand moment, au crescendo insidieux parfaitement maîtrisé !). Mention spéciale à Retour aux Sources également, qui m'a rappelé quelques motifs Lovecraftiens, tout en étant marqué du sceau propre de son auteur. Joli tour de force !
Pulp is not Dead : Tout en appréciant la plume à sa juste valeur, j'ai moins été pris dans cette partie, non pas à cause des textes qui la composent (d'excellente facture), mais plutôt de mon manque de culture dans ces domaines, qui m'ont empêché de saisir toutes les allusions et références. Et vu que ces textes-là sont ultra-référencés, je suis forcément passé à côté de plein de choses…
J'ai quand même pris plaisir à lire ces textes, à la prose toujours maîtrisée et dont certains, malgré leur caractère nébuleux à mes yeux, m'ont tout de même complètement pris dans leurs filets. Comme l'excellent Le Masque et La Marque, dont les images et faux-semblant, doubles maléfiques et autres figures maudites m'ont rappelé une certaine veine du cinéma d'épouvante des années 70, aussi bien que des thrillers sulfureux et obsessionnels de Brian de Palma (Body Double et Pulsions, notamment, dont beaucoup de thématiques rejoignent certaines traitées ici).
J'ai beaucoup aimé aussi La Tension de la Stratégie. Bien que ne connaissant rien à l'univers Hexagon Comics, j'ai trouvé que la tension omniprésente, justement, apportait au récit un délicieux sentiment d'urgence (ainsi qu'un joli relief). Et aussi un petit arrière-goût d'aventures et de mystères "surannés", qui m'ont étrangement rappelé les réjouissantes aventures de Sibilla, parues elles aussi sur Rivière Blanche -- peut-être le cadre italien 70's y joue-t-il un rôle, allez savoir. J'ai adoré aussi redécouvrir Aliénation, qui revisite aussi à sa façon un classique du SF Horrifique, tout en lui apportant sa petite touche perso. Du beau boulot donc, mais dont une petite part m'est apparue un brin hermétique, cependant...
No Future : Trois des meilleurs textes de ce recueil, chacun avec sa touche perso, allant de l'uchronie revisitée au post-apo' nihiliste. Mes préférences iront néanmoins à Japon, Année Zéro, plongeon trouble dans les retombées des bombes – dont les particules influeront sur le parcours de chacun des trois personnages – à la façon d'un "récit-choral" poisseux où les destins des uns et des autres s'entrecroisent au sein d'une toile ténébreuse, sur fond de conflits et d'horreurs banalisées. La plume est juste, les personnages malades de l'intérieur, mais l'on ne peut s'empêcher de les suivre dans leur descente en enfer, curieux de savoir comment cela se terminera. Mais chez Artikel comme chez son alter-ego, l'issue est rarement heureuse, le "happy-end" toujours hors de portée. Réalité déviante peut-être, mais la fatalité et l’inéluctabilité des choses reste une constante. Ce qui a le mérite de ne pas nous faire miroiter des vains mirages : on reste ici ancrés dans la tourbe de notre monde déliquescent, pour le pire comme pour le pire encore.
Mon autre "coup de cœur" sur cette partie s'est porté sur le post-apo' sauvage (dans son propos sur notre nature profonde) et sans concession de "Caïn et la Belle". Histoire d'amour, histoire de mort. La notre, celle de notre propre espèce comme celle de notre supposée foi. On ne pourrait y voir qu'un récit de fin du monde... mais ce ne serait pas lire entre les lignes et faire mine de se cacher les yeux en contemplant le monstre/guerrier stupide nous lorgnant de l'autre côté du miroir. Si c'est la fin du dernier homme, cela fait déjà bien longtemps que l'Humanité, elle, est morte... Un sacré uppercut que ce récit, que j'ai dû (re)lire à plusieurs reprises pour m'imprégner totalement du propos et de la force d'évocation. Magistral !
White Trash : Probablement l'une des parties les plus denses et fournies de ce recueil, ainsi que celui comportant les textes les plus viscéraux. J'en connaissais déjà certains (que j'ai tout autant adoré redécouvrir dans ces conditions), mais une grande partie m'était également inconnue. Il y aurait tant à dire en fait sur chacun d'eux (même les plus courts) que j'y passerais des heures, simplement pour rendre compte de tout ce qu'ils suscité en moi ; en bien, en mal, ou plus certainement quelque part entre les deux, là où le noir et le rouge se diluent naturellement l'un dans l'autre.
Ceux que j'ai préféré, toutefois, sont peut-être ceux où le style de la Bête se fait le plus cru et dépouillé, où le rythme se saccade et tressaute sur lui-même, comme des suites de mantras ou d'incantation explorant les zones d'ombres au-delà de l'insondable humain. Et si j'ai parfois été révulsé par certains d'entre eux, j'y ai toujours retrouvé une résonance et un fond de vérité qui fait sens avec le reste. Et toujours ces savoureux jeux de mots et d'assonances, de ruptures de ton ou de rythme permettant aux lignes suivantes de rebondir, encore et encore. Litanies sans fin du désespoir ou de la folie humaine, de l'horreur du quotidien comme des fausses doctrines nous empoisonnant le cerveau.
Et parfois se glisse, au détour d'un mollard craché à la gueule du politiquement correct ou des institutions, une note malicieuse et fort à propos (comme pour nous rappeler que le Schweinhund peut aussi se gausser des insanités qu'il décrit de façon si précise). Là, en guise d'exemple me vient ce savoureux passage dans Lowenacht : "un homme-loup efflanqué au sourire vitriolé, animal-totem ministre du culte, suppo de satin toujours prêt à s'introduire tel un péché capiteux dans le fondement des culs-bénits-oui-oui." À déguster sans modération.
J'ai adoré en apprendre plus également, dans certains de ces textes, ce qui anime réellement l'aberration bicéphale à l'origine de ces lignes. Ses préoccupations, ses modèles, ses artistes de prédilection : découvrir un peu l'envers du décor, en somme. Je pourrais bien encore parler de ce que j'ai adoré dans celui-ci ou abhorré (au bon sens du terme) dans celui-là, mais je finirais par me répéter, sans rendre réellement justice à la plume exigeante, riche et multi-facette de cet auteur protéiforme.
Un petit mot, tout de même sur Contre-Nature, qui m'a arraché quelques grimaces de dégoût, tout en trouvant l'angle d'approche du thème et son traitement particulièrement original. Éprouvant. Les frontières entre réalité étouffante et fantasmes dégénérés dans S.O.S m'ont collé le frisson (encore plus en lisant les notes d'auteur sur l'inspiration directe du texte) et j'ai encore une fois "jubilé" au massacre perpétré dans L'Altro Inferno, moins l'expression d'un propos anticlérical de base que le rejet total d'institutions liberticides se cachant derrière le discours "bien-pensant" (et vomitoire) du sacrifice/salut miséricordieux.
Quand Schweinhund tord le cou, éviscère ou brise sous son talon, ce n'est que pour mieux souligner la bêtise crasse d'une société engluée dans ses propres contradictions et institutions ; écrans de fumée si bien normés et aseptisés de toute pensée personnelle qu'ils n'en deviennent finalement que des carcasses vides prêtes à laisser éclater toute la haine, la frustration et le mépris de ses enfants-marginaux. Le Chien-Porc se fait alors leur porte-parole et envoie valser les conventions dans un flot libérateur et salvateur de fluides en tous genres, pour notre plus grand bonheur. Qu'il rende hommage à ses modèles ou invoque les démons de notre inconscient, l'auteur trouve toujours le ton juste, en ciselant sa prose de lignes épurées et incisives, comme autant de balafres sur un corps encore tiède. De l'hémoglobine et de la bile, certes, mais toujours doublées d'une haute exigence stylistique, en bon défenseur de la langue (coupée ou non) qu'il est.
Bref, je me suis déjà bien assez épanché sur ce recueil, tout en ayant l'impression d'avoir omis l'essentiel. Noir et Rouge est donc une excellente porte d'entrée pour découvrir cet auteur schizophrène et doublement talentueux qu'est l'entité Artikel Unbekannt/Schweinhund. La plupart des textes, toujours justes et précis dans leur expression, comportent également plusieurs niveaux de lecture, dont certains ne se dévoilent qu'après coup (et après relecture). Et c'est aussi là l'un des points que j'ai adoré dans ce recueil : du haut de ses "petites" 200 pages, on ressent pourtant après coup l'impression d'en avoir lu bien plus, tant les récits, denses et parfaitement calibrés, regorgent de détails à peine dévoilés, de non-dits, fausses pistes et double-sens à appréhender. Et ça aussi, mine de rien, reste un point hautement appréciable.
Je me contenterai donc de terminer en disant que j'ai passé un excellent moment de lecture, pas toujours facile, mais qui sait se dévoiler à ceux qui sauront y trouver leurs propres trésors personnels. Et personnellement, j'y ai trouvé les miens. Je les garderai enfermés dans un tiroir bien caché, en attendant donc ma prochaine lecture du bonhomme (en espérant qu'elle ne tarde pas trop à arriver... et hop, une petite perche, ni vue ni connue !). Lecture approuvée et validée, donc."
Commenter cet article