Noir et rouge, vu par sébastien Gayraud

Publié le par Léonox

"Depuis la sortie de la fabuleuse anthologie Dimension Trash et surtout du premier roman Bloodfist, qui nous avait laissé un souvenir mémorable (« du Boris Vian attiré par la boue », dixit Nécrorian), nous attendions avec une impatience non feinte quelques informations sur ce mystérieux auteur caché derrière ces pseudonymes aussi bipolaires qu'imprononçables, Artikel Unbekannt et Schweinhund. Après une enquêtes acharnée, nous sommes parvenus à identifier l'individu ainsi qu'à établir son casier judiciaire. Écrivain, chroniqueur, co-fondateur avec Julien Heylbroeck de l'indispensable maison d'éditions Trash, il demeure surtout un authentique défenseur d'une certaine littérature indépendante, abreuvée à la source du célèbre Fleuve Noir, dont le souvenir de la collection Gore perdure aujourd'hui via le travail d'une poignée de passionnés. A.U. / S. est un militant culturel, un vrai, qui prend soin de cultiver l'effacement, dissimulant derrière des masques gigognes une personnalité discrète, modeste mais tenace et dont les récentes sorties permettent enfin de mesurer le talent.

Noir et Rouge est un recueil de nouvelles compilant, en plus de quelques inédits, des textes dispersés sur des anthologies, dont certaines devenues introuvables. Divisé en quatre sous-parties  (Slices of death, Pulp is not Dead, No Future et White Trash), il regroupe en plusieurs entrées thématiques les diverses tendances de l'auteur, expliquant au passage sa double identité. Artikel Unbekannt (Article Inconnu) pratique une certaine forme de fantastique à l'ancienne, héritière d'une littérature francophone allant de Jean Ray à Kurt Steiner (ou, pour faire court, toute l'école de la collection Angoisse) ; Schweinhund (contraction de « porc » et de « chien » en allemand) aborde une forme de gore extrême plus contemporaine et urbaine, bien dans la lignée de Trash. Les deux entités cohabitant (en principe) dans un même corps, quelques textes ici présents transgressent cette arbitraire séparation.

Slices of Death exploite une esthétique qui renvoie immanquablement au cinéma de Jean Rollin et Jess Franco et à leurs univers gothiques stylisés, comme hors du temps. On retrouve dans cette série d'histoires des narrateurs hallucinés, hantés par de monstrueux secrets familiaux ou le souvenir obsessionnel de femmes mortes. L'auteur déploie un style élégant qui évoque à merveille ces perceptions faussées, cet onirisme malsain imprégné d'érotisme macabre. Une grande réussite. Pulp is not Dead, comme son titre l'indique, regroupe six histoires rendant hommage à tout un pan de la littérature populaire, comic books américains mais aussi « sérialistes » français. C'est la partie la plus référencée du recueil, dont l'appréciation nécessite sans doute une certaine culture d'initié de la part du lecteur. Batman s'invite ainsi à la fête ainsi qu'un dérivé de Alien dédié à Dan O'Bannon et H.R. Giger. Une de nos nouvelles favorites : La Tension de la Stratégie, clin d'œil à la fois à un des personnages fétiches de Hexagon Comics, Wampus, et au polizieschi italien, l'action se déroulant à Turin au beau milieu des années de plomb. La troisième partie, No Future, est dédiée au post-apocalyptique, genre chéri des fans de Mad Max et de Métal Hurlant, mais aussi d'une certaine culture musicale post-punk. Trois nouvelles qui nous transportent du japon pré-Hiroshima au Berlin en ruines de l'après-guerre, ville dont l'auteur connait bien les labyrinthes et les fantômes.

Mais, selon nous, le meilleur de Schweinhund se trouve dans la quatrième séquence, White Trash, dont une partie fut publié dans Dimension Trash et dont on découvre ici une version rallongée et enrichie de plusieurs inédits. On se souvient de la forte impression que nous avions eu à la lecture de l'anthologie, dont nous découvrions le versant le plus fragmenté, expérimental, via une série de chapitres parfois réduits à un seul paragraphe, brisant le format « nouvelle » et abordant l'horreur sous l'angle d'un collage particulièrement novateur. Cette version « extended » gomme en partie cette impression, donnant une forme plus « classique » à l'ensemble, sans que la qualité des textes en soit changée. Le lecteur est convié à une bacchanale gore où l'auteur brasse toute une culture souterraine (Fleuve Noir, le cinéma bis italien, la culture dark / industrielle via des clins d'œil à Front 242 et Brighter Death Now et, réactualisé pour la circonstance, un hommage aux auteurs de Trash éditions) pour en créer une synthèse à teneur hautement toxique. Paranoïa, terreur et visions cauchemardesques forment la toile de fond de cet univers halluciné mais pas du tout irréel, et donc d'autant plus dangereux. Car certains avertissements de l'auteur et surtout un des derniers textes du recueil viennent remettre les pendules à l'heure : au-delà du jeu des références et des citations se trouve une autre forme de violence, celle, bien réelle, de la société et de la rue. Confrontation est une tranche de vie sans fioriture, une pure scène de haine rentrée, la haine de classe, tristement banale et quotidienne. Bien loin du fantastique, la vie de tous les jours, l'essence même de l'horreur.

Par la rencontre entre ses deux avatars, A.U. / S. ouvre l'éventail d'une littérature à mi-chemin entre l'imaginaire le plus débridé et la réalité la plus cradingue, offrant un ouvrage qui a presque tout d'un manifeste. Il le fait surtout avec un style unique, typiquement français dans son rapport à la langue, riche en jeux de mots et en torsions verbales, un peu comme si Céline revisitait Peter Sotos. C'est une dernière chose à souligner, non des moindres : notre anonyme est l'un des rares écrivains actuels que l'on peut lire à la fois pour la pertinence du fond ET de la forme. Peu dans le paysage littéraire contemporain peuvent en dire autant. Un auteur pas comme les autres, dont la discrétion ne doit pas cacher la démarche ambitieuse et profondément singulière."

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