Jugan - Jérôme Leroy
La jeune fille et le monstre : Jugan, de Jérôme Leroy.
De l’art de varier les plaisirs en surprenant ses lecteurs. Après l’extraordinaire diptyque Le bloc-L’ange gardien, Jérôme Leroy était attendu de pied ferme, avec un sacré défi à relever s’il choisissait de persister dans un registre similaire. Mais l’homme n’a pas les deux pieds dans le même sabot et, tel le sniper du roman noir qu’il est, il aime changer son fusil d’épaule afin de mieux toucher sa cible au coeur. Ce qu’il prouve ici en s’inspirant d’un roman de Barbey d’Aurevilly, pour livrer une histoire d’amour/à mort aux allures de tragédie sociale.
Car Jugan dépasse le cadre du simple fait divers. Largement. Mieux, ce cadre, Jérôme Leroy le fait voler en éclats. Grâce à une alternance de violence et de douceur qui n’appartient qu’à lui, l’auteur convoque petite et grande histoire et les mêle de façon si intime qu’il devient presque impossible de les séparer. En tout cas, son narrateur n’en est pas capable. Il faut dire que cette histoire, grande ou petite, a changé sa vie. Au point qu’elle hante encore ses rêves des années plus tard. Au point que ces rêves lui manqueraient s’ils venaient à disparaître…
Mais Joël Jugan n’est pas de ceux que l’on oublie. Surtout après ce séjour en prison qui l’a transformé en monstre « d’un point de vue physique comme moral ». Aurait-il exercé une telle emprise sur la belle Assia à l’époque du groupe Action Rouge ? Difficile à dire. Cependant, une chose est certaine : leur relation n’aurait pas pris une telle tournure avant. Car Jugan a beaucoup changé. Certes, il n’a jamais été un tendre : partisan de la lutte armée, il a fait couler le sang sans hésiter. Celui de ses adversaires comme celui de ses partisans.
Or on lui a fait payer cette radicalité. Avec les intérêts. Son visage n’est plus qu’une plaie. Alors quand l’ancien terroriste revient à Noirbourg après sa libération, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Et chacun se demande quelles sont ses intentions. Entend-il réactiver Action Rouge ? A-t-il d’autres projets ? Parviendra-t-il à faire profil bas ? Ce que Joël Jugan veut à sa sortie de prison, sans doute ne le sait-il pas lui-même. Du moins pas encore. Car tout bascule à partir du moment où il croise la route d’Assia Rafa.
Assia la courageuse, qui aide son père Samir à tenir sa petite supérette tout en poursuivant ses études. Assia « l’intello », qui a eu son bac et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Assia la pure, qui n’a encore jamais cédé aux avances des garçons. Jusqu’au jour où elle rencontre « le monstre ». Monstre qui prend aussitôt un fantastique ascendant sur la jeune femme, et ne tarde guère à lui infliger souillures et humiliations, pour l’entraîner au bout de son infernale logique de destruction. Car Joël et Assia, c’est à la vie, mais surtout à la mort.
C’est en ça que Jugan est un roman aussi puissant que désespérant. Quand l’incarnation vivante d’une intégration réussie se trouve confrontée à un ex-militant d’extrême-gauche appliquant la politique de la terre brûlée de façon proprement diabolique (pour citer le titre d’un autre roman de Barbey d’Aurevilly), on peut même parler d’ironie effroyable. Et ce n’est pas le court chapitre final qui change quoi que ce soit. Si le narrateur a réussi à tourner la page en fondant une famille, celle d’Assia a fondu comme neige au soleil. Quant à Jugan, il est en enfer. D’où sans doute l’arrière-goût de cendres laissé par ce terrible roman.
Chronique initialement publiée dans La Tête En Noir n° 178, janvier / février 2016.
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