Rivage - Sylvie Dupin

Publié le par Léonox

 

Dans l’abîme du temps : Rivage, de Sylvie Dupin.

 

Attention, livre singulier. Singulier à l’époque du prêt-à-consommer, où chaque ouvrage doit pouvoir être dûment circoncis, excisé, scarifié d’un code-barre infamant avant d’être livré sous vide aux mâchoires industrielles de la grande distribution. Oui, ce livre est singulier car il se joue des étiquettes, il flirte et valse avec elles comme avec autant de prétendants pour mieux les éconduire au petit matin. Dans un premier temps, Rivage convoque en effet le récit dit « de mystère », mais c’est pour mieux contourner ses codes car l’auteur, non sans malice, y adjoint d’emblée une telle dose de surnaturel que l’enquête ne peut que s’engager sur les sentiers escarpés du Merveilleux…

Divers objets appartenant à un lointain passé ont en effet resurgi dans la petite ville de Mervan, où vécut jadis l’artiste peintre Gaëlle Darian. Fasciné par l’œuvre de cette femme et par l’énigme jamais résolue de sa disparition, le narrateur va décider de s’installer sur place pour mener des recherches plus approfondies. Or s’il a bien perçu que l’héritage pictural laissé par Gaëlle Darian présente d’équivoques zones d’ombre, il ne saurait pourtant deviner jusqu’où plongent ses ancestrales racines… Et Rivage de se transformer imperceptiblement en roman d’aventure, sous l’impulsion d’une écriture brillante et d’une rare précision menant le lecteur « à travers le miroir » sur les traces d’un savoir oublié…

De nombreuses étapes jalonnent ce long parcours, et c’est un ravissement de se perdre dans des endroits toujours beaucoup plus vastes qu’ils n’y paraissent de prime abord. Maisons labyrinthiques, cavernes de glace cyclopéennes, « portraits ovales » et « dédales sans fin » autant de tableaux vivants que l’on découvre avec une joie mêlée d’inquiétude, comme à l’automne d’une enfance pas si lointaine... Ce roman magistral est d’ailleurs conçu comme un gigantesque trompe-l’œil, et chaque thème abordé en dissimule toujours un autre… Certes il demeure possible de ne voir dans cette quête qu’une chasse aux trésors, ce qui pourrait être suffisant, eu égard à la seule beauté du geste, mais Rivage comporte d’autres objectifs…

Sylvie Dupin est manifestement fascinée et horrifiée par la fuite du temps, et par l’oubli concomitant. Même si elle n’est jamais citée, l’hystérie moderne peut être tenue pour responsable de ce coupable abandon, et l’auteur procède par petites touches subtiles pour que l’on puisse se refamiliariser avec la magie perdue. Ainsi du narrateur, présenté comme un terne rouage incorporé à une mécanique grisâtre, qui va se libérer du joug de la bureaucratie en s’abandonnant à une quête à la fois altruiste et intime. Le parallèle entre la sinistre et stérile cité bétonnée sans nom et la ville de Mervan, en prise directe avec une Nature farouche et indomptée, a d’ailleurs d’autant plus d’impact que s’y superposent un présent n’apportant que vaine immédiateté, et un passé dissimulant de lourds et dangereux secrets…

Rivage tutoie ainsi la Fantasy sans jamais s’embourber dans ses clichés, dépouillant le genre de ses lourds oripeaux rococo pour n’en conserver que le meilleur : le voyage n’en est que plus beau et dépaysant, d’autant que l’auteur est dotée d’une plume aussi rare que subtile. Le style est d’une pureté indécente, et les phrases ciselées forment une douce marée qui n’épargnera que les châteaux de sable bâtis en Espagne… Ici commence en effet le territoire du rêve et, même si Sylvie Dupin ne suit pas le maître gallois Arthur Machen jusque dans l’épouvante, les frontières de l’inquiétude sont quand même bien gardées…

« Ceux qui ne connaissent pas l’histoire sont condamnés à la revivre », estimait Bertold Brecht. Un point de vue maintes fois vérifié, mais qui trouve dans ce roman foisonnant une résonance aussi singulière que poétique. Véritable bouffée d’air pur dans un monde sans espoir mais avec beaucoup de pollution, nécessaire piqûre nous rappelant à notre paganisme ancestral, et surtout proposition onirique atemporelle d’une profonde originalité, Rivage a tout pour séduire ceux qui oseront regarder au fond de l’abîme… Je pense qu’il n’est plus besoin de présenter Malpertuis, le chef-d’œuvre de Jean Ray. En revanche, je me suis laissé dire que Malpertuis, l’éditeur, ne bénéficiait pas encore de la reconnaissance qu’il mérite. Alors lisez le livre de Sylvie Dupin pour réparer cette injustice.

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