Orages mécaniques - Pierre Pelot
Retour vers le (no) futur(e) : Orages mécaniques, de Pierre Pelot.
Orages mécaniques… Difficile de ne pas rougir d’une telle comparaison, même indirecte, et croyez bien qu’un fervent admirateur du chef-d’œuvre psyché/punk de Kubrick comme votre serviteur n’aurait fait preuve d’aucune indulgence vis-à-vis d’un ouvrage pas assez radical. Fort heureusement, les trois romans composant cet épais volume édité par Bragelonne ont été écrits entre 1974 et 1980, et il existait à cette époque toute une f(r)action d’activistes littéraires aussi inspirés que déterminés à utiliser leur stylo comme une Kalashnikov…
Ainsi de Pierre Pelot qui, dans Kid Jesus, retrace le parcours étrange et chaotique de Julius Port, « fouilleur » de profession (comprendre « archéologue-ouvrier ») dans un futur où le monde est devenu essentiellement rocheux et minéral. Optant pour une narration oscillant entre passé (2353-2355) et présent (2363), l’auteur dévoile une société post-apocalyptique régie par une confédération toute-puissante à laquelle va s’opposer Julius Port, devenu « Kid Jesus » suite à la découverte d’une mystérieuse cassette. Très vite, le jeune homme deviendra « la voix du peuple », et le mouvement social qu’il entraînera prendra une importance beaucoup trop importante pour que les castes au pouvoir restent sans réaction. Huit ans après sa disparition, un journaliste nommé O’Quien retrouvera le meilleur ami du Kid, Alano Teeshnik, qui lui révèlera l’incroyable vérité… Roman fiévreux et cynique, Kid Jesus renvoie dos à dos illuminés messianiques et politiciens véreux, et n’hésite pas à enfoncer le clou dans la paume de son martyr en laissant entendre que, si le dialogue en vient à s’instaurer entre nantis et nécessiteux, c’est que le ver est déjà dans le fruit…
Tout aussi extrême dans le fond, le second texte, Le sourire des crabes, l’est bien davantage dans la forme. Hautement nihiliste et transgressive, cette odyssée sanglante d’un couple de frère et sœur incestueux et schizophrènes est à couper le souffle. Évitant habilement toute linéarité (l’essentiel du récit se passe sur la route), Pierre Pelot alterne passages ultraviolents et apartés oniriques, modifiant son style d’écriture en conséquence. Autant de monologues décousus en apparence, qui sont en réalité de brillants rituels donnant l’impression d’être accomplis sous l’emprise de substances hallucinogènes pour mieux épouser la psychose des amants meurtriers. Étonnants « héros » que Cath et Luc, victimes d’une société trop lisse pour eux, et coupables d’actions directes répétées pouvant aller jusqu’à l’empoisonnement prémédité d’Alain, leur petit frère de sept ans, espèce d’oie amorphe gavée de télévision… Un roman dangereux, sorte de cocktail Molotov lancé à la face du lecteur qui ne peut malgré tout se défendre d’une certaine sympathie à l’égard de ses protagonistes principaux. À noter enfin que Pelot, perpétuant une longue tradition d’écrivains de Science-fiction visionnaires, anticipe dans ce livre les ravages de la télé-réalité avec une acuité saisissante. Dommage qu’Oliver Stone n’ait pas lu Le sourire des crabes : son Tueurs-nés aurait pu en tirer profit...
Dernier élément de cette fausse trilogie, Mais si les papillons trichent se situe quant à lui dans le cadre de l’Union Fasciste des États d’Amérique, où Price Mallworth, prêtre de la Nouvelle Religion Catholique Eclairée, perd peu à peu contact avec le réel. Marié à Natcha depuis huit ans, il est persuadé… qu’il doit épouser sa compagne prochainement ! Gagné par l’angoisse, Price sent en lui une fracture grandissante qu’il ne peut identifier : serait-il en train de devenir un « anormal », comme un tiers de la population ? Serait-il gagné par ce mystérieux syndrome nommé « anarpsychose » ? Après plusieurs alertes, Price va finalement basculer, et Natcha, folle d’inquiétude, ira le chercher jusqu’à son église, assistant malgré elle à une cérémonie intitulée « les confessions de la chair », mortification de masse prétexte à une répugnante orgie… Après avoir posé ainsi les bases de son récit et tiré à vue sur des cibles qui le méritent bien, Pierre Pelot va alors brillamment démultiplier les pistes de lecture, par le biais d’interférences « dickiennes » qui sont autant de réalités alternatives possibles. Une conclusion en forme de boucle viendra parachever ce roman à la construction exemplaire, en rappelant la célèbre phrase d’Edgar Poe : « La vie est un rêve à l’intérieur d’un rêve »…
Verve enfiévrée sous un ciel de plomb et vision bouillonnante avant la pluie acide… Oui, c’est bien d’ « Orages Mécaniques » qu’il s’agit, et ces trois brûlots délivrent encore aujourd’hui avec le même fracas un message à l’épreuve des balles et du temps qui passe : « enragez-vous, qu’ils disaient » !
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