À l'absente

Madame,
Vous ne lirez pas cette lettre – car c’en est une –, mais j’avais quand même envie de vous l’écrire. Envie, voire besoin. Alors voilà ma bouteille à la mer, avec à l’intérieur toute mon admiration pour vous. Et quelques mots pour dire le manque déjà provoqué par votre… absence. Oui, je préfère « absence », c’est plus doux. Et pourtant, les mots durs, la façon de désigner les choses telles qu’elles sont, sans fard, sans périphrases balourdes et autres métaphores ronflantes, je connais un peu. Il faut dire qu’avec vous j’ai été à bonne école. Mais vous m’avez aussi appris la différence entre dureté et brutalité. Et une « absence » comme la vôtre, c’est déjà bien assez dur. Pas besoin d’en rajouter. D’autant que la dureté n’exclut pas la tendresse. Ça aussi, c’est grâce à vous que je le sais.
La dureté, ce n’est pas réservé aux garçons. Pas plus que la tendresse n’est l’apanage des filles. Quand j’entends des imbéciles prétendre qu’il y aurait une écriture « masculine » et une autre « féminine », je sors mon roman de Gudule. C'est en effet en vous lisant que j'ai compris que les femmes n'avaient rien à envier aux hommes en matière de littérature d’horreur. Concernant la littérature générale, je le savais déjà, mais jusqu’à une époque assez récente, les « mauvais genres » semblaient encore réservés aux hommes. Fort heureusement, la situation a évolué ces dernières années. Il était grand temps. Et c’est sous l’influence de gens tels que vous. C'est d’ailleurs en partie grâce à vous que j'ai fini par réussir à employer le mot « auteure », même si ce « e » final m'a fait un peu grincer des dents au début.
Depuis vos débuts dans la collection « Frayeur », dirigée par le regretté Jean Rollin, jusqu'à vos deux recueils de romans d’épouvante parus chez Bragelonne, vous avez marqué de votre empreinte unique la littérature fantastique de langue française. Parfois comparée à Marc Agapit pour votre style direct et sans fioritures, vous avez livré une oeuvre profondément perturbante, et mêlé petite et grande mort en une danse macabre bravant tous les tabous. Vos activités horrifiques se sont ensuite perpétuées sur la Rivière Blanche. En témoignent la sortie en février 2012 du massif recueil de nouvelles Mémoires d'une aveugle (Noire 37) et celle, en avril 2013, d'un volume intitulé Truc (Noire 50) comprenant deux romans.
Puis il y eut l’année dernière, chez le même éditeur, vos Grands moments de solitude, postés à l’origine sur votre blog. Vous m’aviez d’ailleurs annoncé vous-même cette publication en ces termes : (Ce livre) « va paraître en hors-collection. Je pense qu'il n'aurait pas sa place ailleurs, vu que ce n'est ni du fantastique, ni de la SF. En revanche, je pense qu'il peut intéresser les lecteurs de ce genre de littérature, dans la mesure où il révèle les dessous et les anecdotes de certaines collections mythiques, comme « Présence du futur » ou « Frayeur ». » Une vraie curiosité, donc, que cette anthologie de textes courts, tantôt absurdes, cocasses ou féroces, permettant d'apprécier votre art de la concision et votre sens de l’autodérision.
À la même époque, vous m’aviez aussi parlé d’un certain Lupanar des anges, à paraître, toujours chez Rivière Blanche. Le titre seul avait suffi à me mettre la bave aux lèvres. Puis le temps a passé. Ce Lupanar n’est pas encore sorti, mais je ne vous avais pas oubliée. Cruelles coïncidences, je vous avais même envoyé il y a quelques semaines un petit message pour vous dire que j'avais revu et corrigé mes chroniques du Club des petites filles mortes et des Filles mortes se ramassent au scalpel, et qu'elles avaient été postées sur le blog que je partage avec mon camarade Zaroff. Peu après, j'avais lu le premier des deux romans inclus dans Truc. Je m'apprêtais justement à me plonger dans le second, et songeais à écrire un nouvel article.
Eu égard aux circonstances, l’article en question attendra un peu. En revanche, ces lignes-là, je tenais à vous les adresser « à chaud ». Pas question de passer votre départ sous silence. Parce que maintenant, je peux bien le dire : je n’étais pas loin de vous tenir pour ma « mère » en littérature. J'aurais tellement aimé que vous nous écriviez un Trash... Je suis certain que ça vous aurait amusée. Mais là c’est trop tard. Vous avez rejoint Julia Verlanger, Kathy Acker et Franca Maï. Heureusement, il reste Dominique Rocher, Micky Papoz, Kathe Koja, Virginie Despentes et Justine Niogret. La responsabilité est immense. Le vide aussi. Car en dépit du talent de ces auteures, vous n’étiez pas de celles que l’on remplace.
Ce ne sont pas des petites filles qui sont mortes ce jeudi 21 mai 2015, mais une grande Dame.
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