Les filles mortes se ramassent au scalpel - Gudule
Contes cruels de la jeunesse : Les filles mortes se ramassent au scalpel, de Gudule.
Faux jumeau du Club des petites filles mortes précédemment paru chez le même éditeur, cet autre recueil des romans fantastiques de Gudule enfonce le clou dans les paumes d’un lecteur-victime qui n’en demandait pas tant. Je ne serais d’ailleurs pas surpris d’apprendre que l’inventive génitrice de ces textes terribles a éprouvé le même type de délicieuses douleurs au moment où elle les a mis au monde…
Poison, le premier roman de cet opulent volume de 700 pages, est un inédit. Doté d’un bodycount impressionnant, le récit présente une galerie de personnages tous plus ou moins menés par leurs instincts, dont est manifestement exclu celui que l’on dit « de conservation »… Multipliant les fausses pistes, l’auteur promène ainsi le lecteur de jeu de la séduction/déduction en jeu de massacre et entretient le suspense avec une bonne humeur communicative. Cerise sur le gâteau, l’héroïne de ce joli conte se prénomme… Shéhérazade ! Changement de registre avec L’innocence du papillon, qui esquisse la peinture d’une petite famille a priori unie et équilibrée… Hélas, les apparences sont souvent trompeuses, et rarement l’expression « d’une jalousie maladive » aura été plus justifiée. Pas de héros dans cette histoire hallucinée, sinon le spectre d’un passé coupable et avide qui reviendra graver son nom en lettres de sang dans un pauvre cerveau calciné.
À roman extraordinaire, destinée extraordinaire : l’avant-propos des Filles mortes… révèle l’incroyable odyssée d’Un amour aveuglant, superbe texte obsessionnel qui faillit bien ne jamais voir le jour… Grâce à une subtile narration alternée, l’auteur y dépeint l’amour fanatique que porte la petite Nina au dessinateur Raphaël Gautier, lequel vécut jadis en Équateur un terrible épisode qui a changé sa vie. Des séquences effroyables menant à une double psychose dont personne, à commencer par le lecteur, ne sortira indemne. L’asile de la mariée n’est guère plus optimiste, et le petit Julien, prêt à tout pour retrouver sa « vraie » maman, a bien du mal à distinguer cauchemars et réalité, pas forcément aidé par un curieux « ami imaginaire ». Qu’importe : dans le doute il ne s’abstiendra pas et dans le vif il tranchera, justifiant par l’absurde son statut d’ « enfant assassin, ange aux mains tachées de sang, crachat à la face du Ciel ».
Changement de point de vue avec Bloody Mary’s baby, puisque Gudule aborde ici le thème hautement sulfureux de la pédophilie. Traité sans complaisance mais sans voyeurisme, ce roman douloureux met en scène une star du rock recluse en proie à ses démons. Tel un Dorian Gray du Glam, Black est atteint d’une maladie dégénérative et vit désormais entouré de mannequins à l’effigie de ses « conquêtes » passées. Et Jonathan, qui, poussé par sa curiosité, va pénétrer dans la propriété de l’ex-rocker, découvrira à ses dépends ce qui se cache derrière le masque… Petit théâtre de brouillard narre quant à lui l’enfance hautement perturbée et perturbante de la petite Emma, aujourd’hui une vieille femme de 88 ans réduite à une vie semi-végétative. Si son physique est défaillant, la mémoire de la grand-mère fonctionne cependant très bien, et les souvenirs d’actes cachés monstrueux créent un savoureux paradoxe avec la manière très positive dont continue à la percevoir sa famille.
Autres temps, mêmes mœurs déviantes, Geronima Hopkins attend le Père Noël retrace le parcours pathétique d’une « vieille petite fille » auteur de romans à l’eau de rose perdue dans l’abîme de ses fantasmes. Sous l’influence d’un traumatisme mal refoulé, Geronima se réserve depuis trop longtemps, et n’hésitera pas à se servir de l’infortuné Nono pour un jeu de rôle bien plus pervers qu’il ne l’imaginait… Enfin, Les transfuges de l’enfer est une vraie curiosité. Ce texte assez bref met en scène neuf personnages, tous souffrant de lourdes pathologies, qu’un « infirmier sensuel » regarde se débattre dans l’enfer de leurs souvenirs. Chaque cobaye se livrera ainsi à un monologue de plus en plus frénétique à mesure que l’expérience se poursuivra, prenant directement le lecteur à témoin et à la gorge…
Radical et transgressif, ce recueil n’est pas pour autant dénué de tendresse et de poésie. Et c’est précisément cet alliage précieux qui fait toute sa valeur : que la « faible femme » se transforme en « femme fatale » ou que la naïveté désarmante s’avère armée jusqu’aux dents, Dame Gudule a beau changer son fusil d’épaule, elle touche toujours sa cible au cœur. À ne pas mettre entre toutes les mains quand même (et qu’on ne vienne pas me parler d’innocents les mains pleines, parce que l’innocence, ici, est une hydre dont les sept têtes sont coupées et ne repoussent pas), car ces courts romans, s’ils sont bien des contes avec des enfants, n’en sont pas pour autant des contes pour enfants…
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