Mémoires de corps - Johanna Almos

Publié le par Léonox

 

 

 

À fleur de peau : Mémoires de corps, de Johanna Almos

 

 

 

Johanna Almos est une jeune autrice découverte par Nicholas Bréard, l’infatigable homme-orchestre à la tête de la maison d’édition associative Otherlands. Or si le collectif Otherlands revendique le fameux acronyme « SFFF », il arrive que certaines de ses publications échappent à cette classification. Comme ce recueil de textes brefs, étrange objet douloureux oscillant entre « Cris et chuchotements ». En effet, si Johanna Almos emprunte parfois la voie d’un Fantastique allusif, elle n’hésite pas à bifurquer en cas de force majeure vers des territoires où règnent sans partage l’horreur frontale et le réalisme cru. Or chez elle, la force est souvent majeure. Et ce n’est certainement pas moi qui vais m’en plaindre.

 

Mémoires de corps est donc un recueil de quatorze nouvelles liées par un thème commun. Un thème à la fois intime et universel, présenté comme une offrande par un titre qui annonce clairement la couleur. Cette couleur, c’est celle des blessures jamais guéries, celle des cicatrices mal refermées, celle de la chair à vif, celle du sang qui coule. Cette couleur, c’est le rouge.

 

Et elle s’affiche d’emblée, avec un premier texte aussi éprouvant que pertinent. Car dans Maison Villebasse, il est question d’internement, et de ce qu’il reste du corps dès lors qu’on l’a contraint. Sur le bateau aborde pour sa part un sujet tristement d’actualité : celui des migrants. Un récit à la fois dur et plein de sensibilité, qui colle au plus près de ces destins brisés avant d’avoir atteint les rivages tant espérés. Lycanthropie est, comme son titre l’indique, une variation sur le thème de la mutation, mais aussi – et surtout – un biais pour dénoncer des violences bien humaines… Avec Catharsis, Johanna Almos creuse ensuite le sillon des blessures intimes, et c’est vraiment le cas de l’écrire. Elle enfonce d’ailleurs le clou avec La mort de Newton, un jeu de massacre impitoyable qui trouve sa « justification » dans une chute glaçante. Corpus Dei, une nouvelle très courte, fait dans ce contexte presque figure de respiration, même si elle ne s’avère guère plus optimiste. Mais ce n’est rien par rapport à Voodoo child, terrible texte sur la perte – sans doute un des plus douloureux de ce recueil.

 

Le récit suivant, Vivre morte, forme avec Le sang, le stupre et la proie un diptyque sensuel et cruel, dont il serait indélicat de dévoiler le thème. Disons juste qu’il y est question d’initiation et d’héritage. Quant à Détendez-vous, on pourrait presque prendre le titre au pied de la lettre… mais avec Johanna Almos, « l’humour est la politesse du désespoir. » Reste que cette touche sarcastique permet une respiration bienvenue avant l’éprouvant Les maux et la chair, autre point culminant du livre. Une nouvelle qui plonge dans l’enfer du sadomasochisme, pour restituer la violence quasi surnaturelle de certaines emprises – et de certains abandons. Grossesse n’est d’ailleurs pas moins frappant. Ce journal d’une obsession mortifère, ancrée au plus profond de la chair, suscite tour à tour malaise et empathie, ce qui n’est pas loin d’un tour de force. Aucun doute, l’autrice a les mots pour dire le manque et l’oubli impossible, ce qu’elle prouve encore avec Hiver, ode poignante à la différence. Enfin le recueil se conclut par La preneuse de notes, une nouvelle Fantastique douce-amère qui permet un épilogue apaisé… quoique fatal.

 

Alors, « âmes sensibles s’abstenir » de lire Mémoires de corps ? Deux fois non. Car la violence dont fait preuve Johanna Almos n’exclut pas la sensibilité. Au contraire, puisque chez elle l’un ne va pas sans l’autre. En effet, si son écriture est la plupart du temps sèche et directe, elle sait s’adapter à son sujet. De toute façon, il serait trop facile de jeter la pierre à l’autrice. Car si elle est bel et bien responsable de ses écrits, les coupables sont ailleurs. Et ces coupables, elle les nomme. Elle crie leurs noms. Au fond, ce n’est donc pas Johanna qui est violente, mais les thèmes qu’elle a choisi de traiter. Ces thèmes dont elle s’empare plutôt que de les laisser s’emparer d’elle. Certes, le traitement proposé par Mémoires de corps est un traitement de choc. Mais un choc salutaire.

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